CHAPITRE IV
Malchiah me révèle ma vie

Quand les anges comme moi racontent une histoire, ils ne commencent pas toujours par le début. Quand ils font défiler l’existence d’un être humain, ils peuvent commencer avec la chaleur du présent puis remonter d’un bon tiers, continuer jusqu’aux premiers jours et revenir au moment présent, à mesure qu’ils recueillent les données de leur attachement émotionnel et le renforcent. Et ne croyez pas celui qui prétend que nous n’avons aucune attache affective.

Nos émotions sont différentes, mais nous en avons. Nous ne jetons jamais un regard froid sur la vie ou la mort. Ne vous méprenez pas sur notre apparente sérénité. Après tout, nous vivons dans un monde de foi parfaite envers le Créateur, nous sommes très conscients que, le plus souvent, les humains n’y croient pas et nous éprouvons une grande peine pour eux.

Mais je ne pus m’empêcher de remarquer, à peine eus-je commencé à me plonger dans la vie de Toby O’Dare, enfant anxieux et accablé d’innombrables soucis, qu’il n’aimait rien tant que regarder la nuit, à la télévision, les émissions policières les plus violentes qui lui faisaient oublier les réalités hideuses du monde qui s’écroulait autour de lui ; les tirs des balles opéraient toujours en lui une catharsis, exactement comme l’espèrent les producteurs de ces émissions. Il apprit à lire de bonne heure, à terminer ses devoirs en salle d’études, et, pour le plaisir, il lisait des livres inspirés de crimes réels.

Ces livres sur le crime organisé, les meurtriers pathologiques, les pervers, il les récupérait dans les poubelles d’une librairie de Magazine Street, à La Nouvelle-Orléans, où il vivait, même si, à cette époque, il n’avait jamais rêvé ne fût-ce qu’un instant de devenir un jour le sujet d’un de ces ouvrages.

Quand il ne pouvait dormir, au cœur de la nuit, il regardait policiers et tueurs sur le petit écran, oubliant que le moteur de ces émissions était l’accomplissement d’un crime et non la vertueuse colère et les actions d’un détective génial ou d’un officier de police artificiellement dépeint comme un héros.

Mais ce goût précoce pour le policier, documentaire ou romanesque, est l’un des traits les moins importants de Toby O’Dare ; aussi permettez-moi de revenir à l’histoire dont je m’inspirai, à peine eus-je fixé sur lui mon regard inaltérable.

Toby ne grandit pas en rêvant de devenir un assassin ou un policier. Il rêvait d’être musicien et de sauver tous les membres de sa petite famille.

Ce qui m’attira vers lui, ce n’était pas la colère qui bouillonnait et le dévorait vivant. Non, cette noirceur, j’ai du mal à la contempler, tout comme un être humain trouverait difficile de sortir dans un vent glacial d’hiver qui pique le visage et les yeux, et gèle les doigts. Ce qui m’attira vers lui, c’était une bonté vive et rayonnante que rien ne pouvait complètement effacer, un sens du bien et du mal qui n’avait jamais succombé au mensonge, quelque tour qu’ait pris sa vie.

Mais je dois être clair : ce n’est pas parce que je choisis un mortel que ce mortel acceptera de venir avec moi. En trouver un comme Toby est déjà assez difficile ; le convaincre de me suivre l’est encore plus. On s’imagine que l’élan est irrésistible, mais rien n’est plus faux : les gens se dérobent devant le salut avec une remarquable régularité. Cependant, il y avait chez Toby O’Dare trop de choses pour que je renonce et le laisse à la garde d’anges mineurs.

Toby était né à La Nouvelle-Orléans. Il était d’origine irlandaise et allemande. Avec un peu de sang italien, mais il l’ignorait, et son arrière-grand-mère paternelle était juive, mais il ne le savait pas non plus, parce qu’il était d’une famille de travailleurs qui ne se préoccupaient pas de leurs racines. Il avait aussi un peu de sang espagnol, du côté de son père, remontant à l’époque où l’Armada s’était fracassée sur les côtes d’Irlande. Et bien qu’on en parlât dans sa famille, puisque certains avaient les cheveux noirs de jais et les yeux bleus, il n’y avait jamais beaucoup songé. Chez lui, on se souciait surtout de survivre.

La généalogie appartient aux riches dans l’histoire humaine. Les pauvres apparaissent et disparaissent sans laisser d’empreintes. C’est seulement de nos jours, à l’époque des analyses d’ADN, que le commun se soucie de connaître son bagage génétique ; les gens ne savent pas trop quoi faire de cette information, mais une sorte de révolution intime se produit tandis qu’ils cherchent à comprendre quel sang coule dans leurs veines.

Plus Toby O’Dare devenait un tueur à gages célèbre dans son milieu, moins il se préoccupait de ce qu’il avait été ou de ceux qui l’avaient précédé. Aussi, alors qu’il avait désormais les moyens de s’offrir une enquête sur son passé, il s’éloignait chaque jour davantage de la chaîne humaine à laquelle il était relié. Après tout, il avait détruit le « passé » tel qu’il le connaissait. Dès lors, pourquoi aurait-il dû se pencher sur ce qui était advenu, longtemps avant sa naissance, à tous ceux qui s’étaient débattus dans les mêmes malheurs ?

Toby grandit dans un appartement du centre-ville, à quelques rues d’un quartier prestigieux, et chez lui il n’y avait au mur aucune image d’ancêtre.

Il avait pourtant chéri ses grand-mères, de robustes femmes, mères de huit enfants chacune, aimantes, tendres et aux mains calleuses. Mais elles moururent quand il était très jeune, car ses parents étaient les derniers-nés.

Ces grand-mères étaient épuisées par la vie qu’elles avaient menée et leur mort fut prompte, sans beaucoup de drame, dans une chambre d’hôpital.

D’immenses funérailles eurent lieu, avec de nombreux cousins, beaucoup de fleurs et de pleurs, car cette génération, celle des grandes familles, disparaissait en Amérique. Toby n’oublia jamais tous ces cousins, dont la plupart connurent une grande réussite sans jamais commettre le moindre crime ni péché. Mais, à l’âge de dix-neuf ans, il avait coupé les ponts.

Pourtant, le tueur à gages enquêtait de temps en temps, secrètement, sur les mariages, et usait de ses grandes compétences en informatique pour suivre à la trace les carrières impressionnantes d’avocats, de juges et de prêtres issus de cette vaste famille. Il avait beaucoup joué avec ses cousins quand il était tout petit et il ne pouvait entièrement oublier les grand-mères qui les avaient réunis.

Elles l’avaient bercé, parfois, dans un grand fauteuil de bois qui avait été vendu à un brocanteur longtemps après leur mort. Il avait entendu leurs vieilles chansons avant qu’elles quittent ce monde. Et, de temps à autre, il en fredonnait des bribes, telle la mélodie tourmentée de Go Tell Aunt Rhodie : « Va dire à tante Rho-oh-die que la vieille oie grise est morte, celle qu’elle gardait pour garnir l’édredon de Fatty. »

Et puis il y avait aussi les chansons des Noirs dont les Blancs avaient hérité.

« Allons, mon chéri, va jouer dans ta cour, n’écoute pas ce que dit le petit Blanc. Car tu as l’âme aussi blanche que neige, c’est ce que le Seigneur a dit. »

C’étaient les chansons d’un jardin spirituel qui existait encore avant que ses grand-mères quittent ce monde, et, dès ses dix-huit ans, Toby avait tourné le dos à tout ce qui avait été son passé, sauf les chansons, bien sûr, et la musique.

A dix-huit ans, voilà dix ans, il avait quitté ce monde pour toujours. Il avait simplement disparu aux yeux de ceux qui le connaissaient, et si aucun de ses cousins, de ses cousines, de ses oncles et de ses tantes ne lui en voulut, tous furent surpris et désorientés par cette disparition. Avec raison, ils l’imaginaient en âme perdue, quelque part. Ils le crurent même fou, clochard, imbécile bégayant et mendiant sa pitance. Le fait qu’il eut emporté une valise de vêtements et son précieux luth leur donnait un espoir, mais ils ne le revirent pas et ne reçurent plus jamais de ses nouvelles. Au cours des années suivantes, on tenta une ou deux fois de le retrouver ; mais comme on cherchait Toby O’Dare, un garçon diplômé du lycée jésuite et un joueur de luth, on n’avait guère de chances d’aboutir.

L’un de ses cousins écoutait souvent une cassette où il l’avait enregistré en train de jouer au coin d’une rue. Mais Toby l’ignorait ; aussi cette affection potentielle ne l’avait-elle jamais atteint. L’un de ses anciens professeurs chez les jésuites avait même appelé tous les conservatoires des Etats-Unis, mais aucun Toby O’Dare ne s’était jamais inscrit nulle part.

On pourrait penser que certains, dans sa famille, furent peinés d’être privés de la douce musique si particulière de Toby O’Dare et d’avoir perdu le garçon qui aimait tant son instrument qu’il avait renoncé à s’en expliquer lorsqu’on l’interrogeait sur ce sujet ou qu’on lui demandait pourquoi il préférait en jouer au coin des rues au lieu de la guitare qu’affectionnaient les rock stars.

Je pense que vous voyez où je veux en venir : sa famille était de bon aloi, les O’Dare, les O’Brien, les McNamara, McGowen et tous ceux qui avaient noué des alliances avec eux. Mais, dans toute famille, il y a les mauvais, les faibles, et d’autres qui refusent de subir les épreuves de la vie ou en sont incapables, et échouent de manière spectaculaire. Leurs anges gardiens versent des pleurs ; les démons qui les possèdent dansent de joie.

Seul le Créateur décide en dernier recours de leur sort.

Il en fut ainsi du père et de la mère de Toby.

Les lignées maternelle et paternelle accordèrent à Toby des avantages exceptionnels : le talent et l’amour de la musique en furent certainement les plus impressionnants. Mais il hérita également d’une intelligence passionnée et d’un sens de l’humour aussi irrépressible que peu commun. Il avait une imagination féconde qui lui permettait de faire des projets et de nourrir des rêves. Et une tendance mystique s’emparait parfois de lui. Son puissant désir de devenir prêtre dominicain à l’âge de douze ans ne passa pas si facilement avec l’apparition d’une ambition matérielle, comme cela aurait pu arriver pour un autre adolescent.

Toby ne cessa jamais d’aller à l’église durant ses années de lycée les plus dures, et, même s’il fut tenté d’esquiver la messe du dimanche, il devait tenir compte de son frère et de sa sœur, et leur donner l’exemple. S’il avait seulement pu remonter à cinq générations et voir ses aïeux étudier la Torah nuit et jour dans leurs synagogues d’Europe centrale, peut-être ne serait-il pas devenu un tueur. S’il avait pu remonter plus loin encore et voir ses ancêtres peindre des tableaux à Sienne, peut-être aurait-il eu plus de courage pour réaliser ses projets les plus chers.

Mais il ignorait que de telles personnes avaient existé ou que, du côté de sa mère, des générations plus tôt, il y avait eu des prêtres anglais martyrisés pour leur foi sous le règne d’Henri VIII, ou que son arrière-grand-père paternel avait lui aussi voulu devenir prêtre mais n’avait pas eu d’assez bonnes notes.

Presque aucun mortel ne connaît sa lignée au-delà du Moyen Âge, et seules les grandes familles peuvent pénétrer les épaisseurs du temps pour en extraire des exemples qui suscitent l’inspiration. Et le mot « inspiration » n’est pas galvaudé dans le cas de Toby, car, en tant que tueur, il a toujours été inspiré, tout comme lorsqu’il était musicien. Sa réussite en tant que tueur était en grande partie due au fait que, bien que grand, charmant et d’une remarquable beauté, il ne ressemblait à personne en particulier.

Lorsqu’il eut douze ans, ses traits portaient l’empreinte indélébile de l’intelligence, et, quand il était angoissé, une expression de froideur et de ferme défiance se peignait sur son visage. Mais elle disparaissait presque aussitôt, car c’était quelque chose qu’il ne désirait pas exprimer ni laisser demeurer en lui. Il tendait vers le calme, et on le trouvait presque toujours remarquable et attirant.

Il mesurait un mètre quatre-vingt-treize à la fin du lycée, et ses cheveux blonds avaient pris une teinte cendrée, tandis que ses calmes yeux gris reflétaient une concentration et une aimable curiosité sans jamais offenser. À quiconque l’aurait vu lorsqu’il partait se promener seul, il aurait paru un peu préoccupé, comme une personne qui espère qu’un avion atterrira à l’heure ou qui attend avec une certaine appréhension un rendez-vous important.

Lorsqu’il était surpris, il exprimait fugitivement rancune et méfiance mais redevenait presque immédiatement serein. Il ne voulait pas être quelqu’un d’aigri ou de malheureux, et, s’il eut pendant ces années toutes les raisons d’être l’un et l’autre, il y résista vaillamment. Il ne but jamais une goutte d’alcool : il détestait cela.

Déjà dans son enfance il s’habillait avec soin, principalement parce que les enfants de l’école qu’il fréquentait dans les beaux quartiers étaient ainsi et qu’il voulait être comme eux. Il ne dédaignait pas d’hériter des vêtements devenus trop petits de ses cousins, blazers bleu marine, pantalons de toile et polos pastel. Ces vêtements étaient caractéristiques des garçons de ce quartier de La Nouvelle-Orléans, et il cultiva cette allure. Il tenta aussi de parler comme eux et élimina peu à peu de son langage tout ce qui trahissait la pauvreté et la brutalité qui avaient empreint les bravades de son père, ses pleurnicheries et ses odieuses menaces. La voix de sa mère, elle, était dépourvue d’accent et agréable, et il s’exprimait comme elle.

Il lut le Guide officiel du BCBG non comme une satire, mais comme un manuel à observer strictement. Et il savait dénicher dans les friperies le modèle de cartable qu’il fallait. Pour se rendre dans la paroisse où était située l’école du Saint-Nom-de-Jésus, il empruntait les rues éclatantes de verdure, et les élégantes maisons le remplissaient d’une admiration rêveuse. Palmer Avenue, dans le beau quartier, était sa rue préférée, et il lui semblait parfois que, s’il parvenait à habiter un jour dans l’une de ces maisons blanches à un étage, il connaîtrait la perfection du bonheur.

Il se familiarisa également, dès son jeune âge, avec la musique au Loyola Conservatory. Ce fut le son du luth, lors d’un concert de musique Renaissance, qui l’éloigna de son ardent désir de devenir prêtre. D’enfant de chœur, il devint un élève passionné dès qu’il fit la connaissance d’une enseignante qui fut assez bonne pour lui donner gratuitement des cours. La pureté des sons qu’il tirait du luth étonna la dame. Son doigté était vif, l’expression de son jeu excellente, et son professeur s’émerveilla des magnifiques airs qu’il jouait d’oreille, notamment les chansons dont j’ai parlé plus haut et qui le hantaient – il entendait dans sa tête ses grand-mères les chanter. Il jouait également sur son luth des chansons pop, avec une grande dextérité, leur donnant ainsi une nouvelle forme.

Un jour, l’un de ses professeurs lui offrit des disques de Roy Orbison, et il découvrit qu’il pouvait jouer les morceaux les plus lents de ce grand chanteur et leur donner, avec son instrument, la tendre expression qu’Orbison leur apportait avec sa voix. Il sut bientôt toutes les ballades qu’Orbison avait enregistrées.

Et, tout en jouant sa version personnelle des chansons pop, il assimila la technique de chacune d’elles, pouvant ainsi aller de l’une à l’autre, passant sans transition de la virtuose beauté de Vivaldi à la mélancolie d’Orbison.

Sa vie était bien remplie, entre les devoirs et les exigences du lycée jésuite. Aussi n’eut-il aucun mal à tenir à distance les riches garçons et filles qu’il connaissait, car, même s’il les appréciait, il refusait qu’ils entrent dans l’appartement miteux où il vivait avec ses parents ivrognes, qui risquaient de l’humilier au-delà de tout.

Enfant minutieux, il devint un assassin minutieux. Mais, en vérité, cet enfant secret était rongé par la peur permanente de la violence mesquine.

Plus tard, devenu un tueur à gages accompli, il se grisa du danger, se rappelant parfois avec amusement les séries policières qu’il avait tant aimées autrefois, songeant qu’il vivait désormais une existence bien plus sombre et plus glorieuse que ce qu’on lui avait donné à voir. Bien qu’il ne se l’avouât jamais, il tirait une certaine fierté de ses méfaits.

Outre sa passion pour la traque, il possédait un trait précieux qui le distinguait des tueurs de moindre envergure : peu lui importait de vivre ou de mourir. Il ne croyait pas à l’enfer, parce qu’il ne croyait pas au paradis. Il ne croyait pas au diable, parce qu’il ne croyait pas en Dieu. Et s’il se rappelait la foi ardente et parfois hypnotique de son enfance, s’il la respectait plus qu’on n’aurait pu le croire, elle ne réchauffait pas son âme.

Répétons-le : ce n’était pas quelque disgrâce qui l’avait détourné de la vocation religieuse. Même lorsqu’il jouait du luth, il priait constamment pour en tirer une musique magnifique, et il composait souvent de nouvelles mélodies pour les prières qu’il adorait.

Il faut noter ici qu’il avait aussi voulu devenir un saint. Et, si jeune qu’il fût, comprendre toute l’histoire de son Eglise ; il avait notamment apprécié ce qu’il avait lu sur Thomas d’Aquin. Ses professeurs en parlaient constamment, et, lorsqu’un jésuite vint de l’université voisine pour une conférence, il raconta sur saint Thomas une anecdote qui resta à jamais gravée dans la mémoire de Toby.

Dans ses dernières années, le grand théologien avait eu une vision qui l’avait conduit à renier son grand œuvre, la Somme théologique. Il répondit alors à ceux qui le priaient en vain d’en poursuivre la rédaction qu’elle lui paraissait « comme de la paille ».

Toby méditait encore cette anecdote le jour même où il tomba sous mon regard implacable. Mais il ne savait pas si c’était un fait authentique ou une légende. Beaucoup de choses que l’on racontait sur les saints n’étaient pas vraies. Mais cela semblait n’avoir aucune importance.

Plus tard, durant sa carrière impitoyable, parfois, quand il était las de jouer du luth, il griffonnait ses méditations sur ces souvenirs qui avaient autrefois tant représenté pour lui. Il imagina un livre qui choquerait le monde entier : Le Journal d’un tueur à gages. Oh, il savait que d’autres avaient écrit de tels mémoires, mais ils n’étaient pas Toby O’Dare, qui continuait de lire des ouvrages de théologie quand il n’abattait pas des banquiers à Genève ou à Zurich ; qui, sans se séparer de son rosaire, était allé à Moscou et à Londres pour perpétrer quatre meurtres en soixante-deux heures. Ils n’étaient pas Toby O’Dare, qui avait autrefois voulu célébrer la messe devant la multitude.

J’ai dit qu’il ne se souciait guère de vivre ou de mourir. Permettez-moi de m’expliquer : il n’entreprenait pas de missions-suicides. Il aimait trop la vie pour ça, même s’il ne se l’avouait jamais.

Mais peu lui importait, en vérité, de mourir aujourd’hui ou demain. Et il était convaincu que le monde serait mieux sans lui. Parfois, il voulait véritablement être mort. Mais ces moments ne duraient pas longtemps, et la musique, plus que tout, l’en sortait. Il restait allongé dans son luxueux appartement à écouter les vieilles mélodies de Roy Orbison ou les nombreux enregistrements d’opéra qu’il possédait, ou encore des pièces pour luth de la Renaissance, époque où cet instrument était en vogue.

Comment était-il devenu cette créature, cet être humain ténébreux qui encaissait des sommes d’argent dont il n’avait aucun usage, tuant des êtres dont il ignorait le nom, pénétrant les plus imprenables forteresses que ses victimes pussent édifier, apportant la mort sous les traits d’un serveur, d’un médecin en blouse blanche, d’un livreur ou même d’un clochard ivre dans la rue qui heurtait en titubant un homme qu’il perçait de son aiguille fatale ? Le mal, en lui, me faisait frissonner, pour autant qu’un ange puisse frémir, mais le bien que je voyais scintiller m’attirait irrésistiblement.

Revenons à ces années de jeunesse, où il était Toby O’Dare, avec un frère et une sœur cadets, Jacob et Emily, époque où il s’efforçait de poursuivre ses études dans l’école la plus chic et la plus stricte de La Nouvelle-Orléans, grâce à une bourse, bien sûr, car il travaillait près de soixante heures par semaine en jouant de la musique dans la rue pour nourrir et vêtir sa mère et les enfants, et régler le loyer d’un appartement où nul ne pénétrait hormis la famille.

Toby payait les factures. Il remplissait le réfrigérateur. Il parlait au propriétaire quand les hurlements de sa mère réveillaient le voisin. C’était lui qui nettoyait les vomissures et éteignait le feu lorsque l’huile se répandait sur le brûleur et que sa mère tombait à la renverse en criant, les cheveux en feu.

Mariée à un autre, elle aurait pu être une femme aimante et tendre, mais son mari était allé en prison quand elle était enceinte de leur dernier enfant, et elle ne s’en était jamais remise. Ce policier qui s’en prenait aux prostituées des rues du Quartier français fut mortellement poignardé à la prison d’Angola. Toby avait dix ans.

Pendant des années, elle but et, ivre morte, gisant sur le parquet, murmurait le prénom de son mari : « Dan, Dan, Dan ». Rien de ce que fit Toby ne put la réconforter. Il lui achetait de jolies robes, rapportait des corbeilles de fruits et de confiseries. Pendant quelques années, avant que les petits aillent à la maternelle, tout en passant ses soirées à boire, elle parvenait à se laver et à apprêter ses enfants pour les conduire à la messe du dimanche.

Toby regardait avec elle la télévision, sur son lit, et elle partageait son amour des policiers qui défonçaient des portes et capturaient des criminels dépravés. Quand elle n’eut plus à s’occuper des petits, elle se mit à boire le jour et à dormir la nuit, et Toby dut devenir l’homme de la maison, habiller soigneusement chaque matin Emily et Jacob et les amener à l’école assez tôt pour arriver à temps à son lycée, à quelque distance en bus, tout en se réservant un moment pour ses devoirs.

Toby consacra deux ans à étudier le luth et la composition chaque après-midi ; désormais, Jacob et Emily faisaient leurs devoirs dans une salle voisine tandis que ses professeurs continuaient de lui donner gratuitement des cours.

— Tu es très doué, lui dit un jour son enseignante avant de lui conseiller de passer à d’autres instruments qui pourraient lui permettre de gagner sa vie plus tard.

Mais Toby savait qu’il ne pourrait y consacrer assez de temps. Ayant appris à ses frère et sœur à s’occuper de leur mère, il partait chaque samedi et chaque dimanche soir dans les rues du Quartier français et jouait, l’étui de son luth posé à ses pieds, pour gagner, sou après sou, de quoi compléter la maigre pension de son père. En fait de pension, il y avait juste l’argent que donnaient discrètement la famille et d’autres policiers qui n’étaient ni pires ni meilleurs que son père.

Toby payait tout ce qui ne relevait pas de la pure nécessité, les uniformes scolaires de son frère et de sa sœur, leurs jouets pour égayer le misérable appartement qu’il détestait tant. Même s’il s’inquiétait à chaque instant de l’état de sa mère et de la capacité de Jacob à la calmer si elle piquait une crise, Toby tirait une grande fierté de sa musique et des réactions des passants, qui, lorsqu’ils s’attardaient, ne manquaient jamais de déposer de gros billets dans l’étui ouvert.

Même si l’étude de la musique, qui le passionnait, avançait laborieusement, le jeune homme rêvait encore d’entrer au Conservatoire quand il sortirait de l’adolescence et de décrocher, comme musicien dans un restaurant, un travail qui lui apporterait un revenu régulier. Ces deux projets étaient tout à fait envisageables, et il vivait pour l’avenir tout en s’efforçant de subsister dans le présent. Cependant, quand il jouait du luth et gagnait facilement assez pour payer le loyer et la nourriture, il éprouvait de la joie et un sentiment de triomphe.

Il ne cessa jamais de réconforter sa mère et de lui assurer que tout s’arrangerait, qu’elle ne connaîtrait plus le chagrin et qu’un jour ils auraient une vraie maison, dans une banlieue résidentielle, avec un jardin et une pelouse pour les enfants, et tout ce qui fait une vie normale.

Quelque part en son for intérieur, il pensait qu’un jour, quand Jacob et Emily seraient grands et mariés, et que sa mère serait guérie grâce à tout l’argent qu’il gagnerait, il pourrait de nouveau envisager le séminaire. Il n’arrivait pas à oublier ce que servir la messe avait représenté autrefois pour lui. Il ne pouvait oublier qu’il avait été saisi du désir de prendre l’hostie dans ses mains et de dire : « Ceci est mon corps », accueillant par ce geste la chair même du Seigneur Jésus-Christ. Et bien des fois, lorsqu’il jouait le samedi après-midi, il choisissait des airs liturgiques qui ravissaient autant les passants que les chansons familières de Johnny Cash et de Frank Sinatra. Il avait fière allure, en musicien de rue, sans chapeau, soigné, avec sa veste de laine bleue et son pantalon de laine sombre, et même cela lui conférait un avantage.

Meilleur il devenait, jouant sans peine ce qu’on lui demandait tout en tirant parti de son instrument, plus les touristes et les gens du quartier l’appréciaient. Il en vint très vite à reconnaître des habitués, certains soirs, qui ne manquaient jamais de se montrer généreux.

Il chantait un psaume moderne : « Je suis le pain de la vie, celui qui m’accompagne ne connaîtra point la faim… » C’était un psaume exaltant, auquel il donnait tout ce qu’il avait en lui, en oubliant tout le reste, et ceux qui se rassemblaient pour l’écouter l’en récompensaient toujours. Le regard embué, il baissait les yeux et comptait l’argent qui allait acheter sa tranquillité une semaine ou davantage. Et il avait envie de pleurer.

Il jouait et chantait également des airs qu’il avait composés, des variations sur des thèmes entendus sur les disques que lui donnait son professeur. Il mêlait des airs de Bach, de Mozart ou même de Beethoven à ceux d’autres compositeurs dont il ne se rappelait pas les noms.

A un moment, il commença à noter ses compositions. Son professeur l’aidait à les mettre au propre. Les partitions pour luth ne s’écrivent pas comme la musique ordinaire. Elles s’écrivent en tablatures, et c’était ce qu’il aimait tout particulièrement. Mais la véritable théorie et la pratique de la musique écrite étaient difficiles pour lui. Si seulement il pouvait en apprendre assez pour enseigner la musique un jour, se disait-il, même à des enfants, ce serait une existence viable.

Bientôt, Jacob et Emily furent capables de s’habiller eux-mêmes, et eux aussi eurent l’air grave de petits adultes, comme lui, alors qu’ils prenaient seuls le tramway Saint-Charles pour l’école, dont ils ne pouvaient ramener aucun camarade, leur frère le leur ayant interdit. Ils apprirent à faire la lessive, à repasser les chemises et les chemisiers pour l’école, à dissimuler l’argent aux yeux de leur mère et à faire diversion quand elle entrait en crise et commençait à tout casser dans la maison.

— Si vous devez la faire boire, n’hésitez pas, leur avait dit Toby, car, en vérité, il arrivait que seul l’alcool pût calmer leur mère.

J’observais tout cela.

Je tournais les pages de sa vie et j’élevais ma chandelle pour en lire les plus petits caractères.

Je l’aimais.

Je voyais le psautier monastique toujours sur son bureau et, à côté, un autre livre, dont il se lisait de temps en temps des pages par pur plaisir, et parfois à Jacob et Emily.

Ce livre, c’était Les Anges, du frère Pascal Parente. Il l’avait trouvé dans la librairie de Magazine Street où il dénichait ses romans policiers et l’avait acheté avec la vie de saint Thomas d’Aquin par G. K. Chesterton, qu’il s’efforçait de lire bien que l’ouvrage fût difficile.

On pourrait dire qu’il menait une existence dans laquelle ce qu’il lisait était aussi important que la musique qu’il jouait, et cela comptait pour lui autant que sa mère, Jacob et Emily.

Son ange gardien, qui s’efforçait de le guider sur la juste voie en une époque des plus troublées, semblait désorienté par ce mélange d’amours qui habitaient son âme ; moi, je n’étais pas venu pour observer cet ange, j’étais venu seulement pour voir Toby, et non pas l’ange qui œuvrait si laborieusement afin que la foi continue de rayonner dans son cœur.

Un jour d’été, alors que Toby lisait dans son lit, il se retourna à plat ventre et souligna d’un trait de stylo ces mots : « Concernant la foi, nous devons seulement tenir que les anges ne sont pas doués de cardiognosis (connaissance des secrets du cœur), ni d’une certaine connaissance des actes à venir issus du libre arbitre, ceux-ci étant des prérogatives exclusives du divin. »

Il avait adoré cette phrase et l’atmosphère de mystère qui l’enveloppait lorsqu’il lisait ce livre.

En vérité, il ne voulait pas croire que les anges étaient sans cœur. Autrefois, il avait vu quelque part une peinture ancienne représentant la Crucifixion, où les anges pleuraient, et il aimait à penser que l’ange gardien de sa mère pleurait quand il la voyait ivre et déprimée. Que les anges n’aient pas de cœur ou ne connaissent pas les cœurs, il ne voulait pas le savoir, mais l’idée l’enthousiasmait, les anges le passionnaient, et il parlait à son ange personnel le plus souvent possible.

Il apprit à Jacob et à Emily à s’agenouiller chaque soir et à prononcer cette prière séculaire : « Ange glorieux qui m’avez en garde, priez pour moi. Mon cher ange gardien, donnez-moi votre bénédiction. Bienheureux esprit, défendez-moi de l’Ennemi. Mon cher protecteur, donnez-moi une grande fidélité à vos saintes inspirations. »

Il leur acheta même une illustration d’ange gardien. C’était une image assez répandue qu’il avait déjà vue dans la salle de classe, à l’école. Il la vernit, l’encadra et l’accrocha au mur de la chambre qu’ils partageaient tous les trois, Jacob et lui dans les lits superposés et Emily de l’autre côté, sur un lit de camp qu’ils repliaient chaque matin. Il avait choisi un cadre doré dont il appréciait les moulures perlées, les feuilles ornant les coins et la large séparation qu’il formait entre l’univers de l’image et le papier peint jauni de leur petite chambre.

L’ange gardien, immense, féminin, avec d’abondants cheveux d’or et de grandes ailes blanches aux pointes bleutées, portait un manteau par-dessus sa tunique blanche. Il veillait au-dessus d’un garçonnet et d’une fillette qui marchaient sur un pont délabré criblé de trous béants.

Combien de millions de petits enfants avaient admiré cette image ?

— Regardez, leur disait-il quand ils s’agenouillaient pour la prière du soir. Vous pouvez toujours parler à votre ange gardien. (Il leur expliquait comment il parlait au sien, surtout les nuits, en ville, où les pourboires se faisaient rares.)

Je lui demande : « Amène-moi plus de gens », et à chaque fois il exauce mon vœu.

Et il insistait, alors même qu’Emily et Jacob riaient.

Mais ce fut Emily qui demanda s’ils pouvaient prier aussi l’ange gardien de leur mère pour qu’il l’empêche de boire et de finir ivre. Toby fut choqué, car il n’avait jamais prononcé le mot « ivre » sous son propre toit devant quiconque, ni même devant son confesseur. Et il fut sidéré qu’Emily, qui n’avait que sept ans à l’époque, ait tout compris. A ce mot, un frisson glacé le parcourut, et il dit à son petit frère et à sa petite sœur que la vie ne serait pas toujours ainsi et qu’il ferait en sorte qu’elle s’améliore de jour en jour.

Il s’évertua à respecter sa promesse.

Au lycée, Toby fut bientôt parmi les premiers de sa classe. Il jouait quinze heures d’affilée le samedi et le dimanche pour gagner suffisamment d’argent afin de ne pas avoir à jouer après les cours, et il put ainsi poursuivre ses études musicales.

Il avait seize ans quand un restaurant l’engagea pour les soirées de week-end, et, bien qu’il gagnât un peu moins, il était sûr d’avoir des rentrées régulières. En cas de besoin, il faisait le serveur et empochait de bons pourboires. Mais c’était sa musique inspirée que l’on attendait de lui, et il en était heureux.

Au cours des années, il dissimula cet argent en divers endroits de l’appartement dans des gants, dans sa commode, sous une lame de parquet disjointe, sous le matelas d’Emily, sous la cuisinière, et même, dans le réfrigérateur, enveloppé dans du papier d’aluminium.

Certains week-ends, il lui arrivait de gagner des centaines de dollars, et, lorsqu’il fêta son dix-septième anniversaire, le Conservatoire lui accorda une bourse universitaire pour qu’il puisse étudier sérieusement la musique. Il avait réussi.

Ce fut le jour le plus heureux de sa vie, et il rentra, impatient d’annoncer la nouvelle : « Maman, j’ai réussi, j’ai réussi, tout va s’arranger, je t’assure. » Alors, comme il ne voulait pas donner à sa mère de l’argent pour boire, elle prit son luth et le fracassa contre le rebord de la table.

Il fut anéanti. Il crut en mourir. Il se demanda s’il pouvait mourir simplement en refusant de respirer. Pris d’une nausée, il s’assit, la tête basse, les mains entre les genoux, et écouta sa mère parcourir l’appartement en sanglotant et en couvrant de grossièretés tous ceux qu’elle accusait de son triste sort, tantôt se disputant avec sa propre mère défunte, tantôt pleurnichant « Dan, Dan, Dan », encore et encore.

— Tu sais ce que ton père m’a donné ? hurla-t-elle. Tu sais ce que ces femmes lui ont refilé et qu’il m’a donné ? Tu sais ce qu’il m’a laissé en héritage ?

Ces paroles terrifièrent Toby.

L’appartement empestait l’alcool. Toby avait envie de mourir. Mais Emily et Jacob devaient aller à l’école. Il se rendit à l’épicerie du coin de la rue, acheta, bien que mineur, une fiasque de bourbon, rentra et la lui fit avaler jusqu’à la dernière goutte, jusqu’à ce qu’elle s’effondre sur le lit. Après quoi les jurons reprirent. Elle traita ses enfants de tous les noms alors qu’ils étaient en train de se préparer. A croire qu’un démon l’habitait. Mais ce n’était pas un démon. Toby le savait : l’alcool la rongeait.

Son professeur lui offrit un luth neuf, un luth précieux bien plus cher que celui qui avait été brisé.

— Vous avez toute mon affection pour cela, la remercia-t-il.

Il déposa un baiser sur la joue poudrée de la dame, qui lui répéta qu’un jour il se ferait un nom grâce à son luth et à de nombreux enregistrements.

— Dieu me pardonne, pria-t-il en s’agenouillant dans l’église du Saint-Nom et en levant les yeux dans la pénombre de la nef vers l’autel. Je voudrais que ma mère meure, mais je n’ai pas le droit de le souhaiter.

Le week-end, les trois enfants nettoyèrent l’appartement de fond en comble, comme d’habitude. Pendant ce temps, la mère était affalée, ivre morte, comme une princesse de conte de fées victime d’un enchantement, bouche ouverte, le visage rajeuni et apaisé, et son haleine d’ivrogne était suave comme du sherry.

— Pauvre maman ivre, chuchota Jacob.

Cela choqua Toby autant que lorsque Emily avait prononcé ce mot.

À mi-chemin de sa dernière année de lycée, Toby tomba amoureux d’une jeune fille juive du lycée Newman, un établissement mixte de La Nouvelle-Orléans aussi réputé que celui des jésuites. Elle s’appelait Liona et était venue dans leur lycée de garçons chanter le premier rôle d’une comédie musicale pour laquelle Toby avait pris sa soirée. Lorsqu’il lui demanda d’être sa cavalière pour le bal de fin d’année, elle accepta aussitôt. Il en fut bouleversé. C’était une délicieuse beauté brune douée d’une merveilleuse voix de soprano et elle s’éprit profondément de lui.

Après le bal, ils se rendirent chez la jeune fille, devant sa magnifique maison de Nashville Avenue. Assis dans le jardin qui embaumait, il craqua et lui parla de sa mère. Compréhensive, elle n’eut pour lui que compassion. Avant le matin, ils s’étaient glissés dans la maison d’amis et avaient fait l’amour. Il ne voulait pas qu’elle sache que c’était sa première fois, mais, lorsqu’elle lui avoua que c’était son cas, il s’en ouvrit à son tour. Il lui déclara qu’il l’aimait. Cela la fît pleurer, et elle lui dit qu’elle n’avait jamais connu quelqu’un comme lui.

Avec ses longs cheveux noirs et ses yeux noirs, sa douce voix apaisante et sa compréhension, elle rassemblait en elle tout ce qu’il pouvait désirer. Elle possédait une force de caractère qu’il admirait et une intelligence pénétrante. Il fut saisi par la crainte de la perdre.

Liona allait le rejoindre dans la chaleur du printemps alors qu’il jouait sur Bourbon Street ; elle lui apportait des Coca-Cola glacés de l’épicerie voisine et se tenait à l’écart pour l’écouter. Seules ses études l’empêchaient de le voir plus souvent. Elle était douée et avait un grand sens de l’humour. Elle adorait le son du luth et comprenait qu’il chérît cet instrument pour sa sonorité unique et sa forme magnifique. Il aimait sa voix (bien plus belle que la sienne), et ils s’essayèrent rapidement à des duos. Comme son répertoire se composait d’airs de comédies musicales, cela apporta à Toby une nouveauté rafraîchissante, et, lorsque leurs emplois du temps le leur permettaient, ils jouaient et chantaient ensemble.

Un après-midi – alors que sa mère allait mieux depuis un certain temps –, il amena Liona chez lui ; malgré ses efforts, elle eut du mal à dissimuler sa surprise quand elle vit le petit appartement encombré et sa mère, vêtue comme une souillon, qui faisait des réussites sur la table de la cuisine en fumant. Il se rendit compte que Jacob et Emily avaient honte. Plus tard, son petit frère lui demanda : « Toby, pourquoi l’as-tu amenée ici, avec maman dans cet état ? Comment as-tu pu faire ça ? » Jacob et Emily l’avaient regardé comme un traître.

Cette nuit-là, après qu’il eut terminé de jouer sur Royal Street, Liona vint le retrouver, et ils discutèrent à nouveau des heures avant de se glisser dans la maison d’amis.

Mais Toby éprouvait une honte toujours grandissante d’avoir confié à quelqu’un ses plus profonds secrets, et il se jugeait indigne de Liona. Sa tendresse et sa chaleur le laissaient perplexe. En outre, il pensait que c’était un péché de lui faire l’amour alors qu’ils n’avaient aucune chance de se marier un jour. Il avait tant de soucis que l’idée de continuer à la fréquenter une fois à l’université lui paraissait impossible. Et puis il craignait par-dessus tout que Liona le prenne en pitié.

Lorsque arriva la période des examens de fin d’année, ils n’eurent pas le temps de se voir.

Le soir de la remise des diplômes, la mère de Toby commença à boire dès 16 heures, et il lui ordonna, finalement, de rester à la maison. Il ne pouvait supporter la perspective qu’elle sorte en ville avec sa petite culotte qui dépassait de sa jupe, son rouge à lèvres dégoulinant, ses joues trop fardées et ses cheveux hirsutes. Il essaya un moment de la coiffer, mais elle le gifla à plusieurs reprises, jusqu’à ce que, serrant les dents, il lui maintienne les poignets et dise : « Arrête, maman. » Puis il éclata en sanglots comme un enfant. Emily et Jacob étaient terrifiés. Sa mère s’effondra en pleurant, sur ses bras croisés sur la table de la cuisine alors qu’il ôtait ses plus beaux habits. Lui non plus n’irait pas à la cérémonie. Les jésuites lui enverraient son diplôme par courrier.

Mais il était en colère, comme jamais de toute sa vie, et pour la première fois, frémissant et en pleurs, il la traita d’ivrogne et de traînée.

Emily et Jacob sanglotaient dans la chambre.

Sa mère se mit à geindre qu’elle voulait se tuer. Il s’efforça de lui faire lâcher un couteau de cuisine. « Arrête, arrête, grinça-t-il. D’accord, je vais aller le chercher, ton fichu alcool. » Il sortit acheter un paquet de cannettes de bière, une bouteille de vin et une fiasque de bourbon. Elle aurait donc tout ce qu’il lui fallait.

Après avoir bu une bière, elle le supplia de s’allonger avec lui sur le lit. Elle avala de longues lampées de vin, pleura et lui demanda de réciter le rosaire avec elle. « C’est un besoin que j’ai dans le sang », dit-elle. Il ne répondit pas. Il l’avait emmenée bien des fois aux réunions des Alcooliques anonymes. Elle n’y restait même pas un quart d’heure.

Finalement, il s’installa à côté d’elle. Et ils dirent le rosaire ensemble. A voix basse, sans dramatiser ni se plaindre, elle lui confia que son propre père, qu’il n’avait pas connu, était mort d’alcoolisme, tout comme son grand-père. Elle lui parla de tous ses oncles décédés qui étaient des ivrognes.

— C’est un besoin qu’on a dans le sang, répéta-t-elle. Il faut que tu restes avec moi, Toby. Il faut encore réciter le rosaire avec moi. Mon Dieu, aidez-moi, aidez-moi, aidez-moi.

— Ecoute, maman, je vais gagner encore plus d’argent avec la musique. Cet été, j’aurai un travail à plein temps au restaurant. Pendant toute la saison, je gagnerai de l’argent sept soirs par semaine. Tu ne comprends donc pas ? Je gagnerai encore plus. (Il continua alors qu’elle sombrait dans les vapeurs de l’alcool, l’œil vitreux.) Maman, je vais avoir mon diplôme du Conservatoire. Je pourrai enseigner la musique. Peut-être que je pourrai enregistrer un disque un jour, tu sais. Mais j’aurai mon diplôme de musique, maman. Je pourrai enseigner. Il faut que tu tiennes le coup. Que tu croies en moi. (Elle posa sur lui un regard vide.) Écoute, la semaine prochaine, j’aurai assez d’argent pour employer une femme à faire la lessive et aider les enfants à faire leurs devoirs. Je travaillerai tout le temps. Je jouerai dans la rue avant l’ouverture du restaurant. (Il posa les mains sur ses épaules, et elle parvint à esquisser un sourire de travers.) Je suis un homme, à présent, maman. Je vais réussir !

Elle sombra lentement dans le sommeil. Il était 21 heures passées.

Les anges sont-ils vraiment dépourvus de la connaissance du cœur ? Je pleurais en le regardant et en l’écoutant.

Il continua de lui parler alors qu’elle dormait ; il lui dit qu’ils quitteraient ce minable petit appartement. Emily et Jacob continueraient d’aller à l’école du Saint-Nom, il les conduirait dans la voiture qu’il achèterait. Il l’avait déjà repérée.

— Maman, quand je jouerai au Conservatoire pour la première fois, je veux que tu sois là. Avec Jacob et Emily, au balcon. Bientôt. Ma prof m’aide. J’aurai des billets pour tout le monde. Maman, je vais tout arranger, tu comprends ? Je vais te trouver un docteur qui saura quoi faire.

— Oui, mon chéri, oui, mon chéri, marmonna-t-elle dans son demi-sommeil d’ivrogne.

Vers 23 heures, il donna une autre bière à sa mère, qui s’endormit. Il laissa le vin à côté d’elle. Il vérifia qu’Emily et Jacob étaient en pyjama et couchés, puis il endossa le beau smoking noir et la chemise à plastron qu’il avait achetés pour la cérémonie. C’étaient bien sûr ses plus beaux vêtements. Il les avait achetés sans se poser de question, car il savait que vêtu ainsi il ferait son effet dans la rue et peut-être même dans les grands restaurants.

Il descendit jouer en ville.

On donnait des fêtes partout cette nuit-là pour les diplômés, mais pas pour Toby.

Il se gara tout près des plus célèbres bars de Bourbon Street, ouvrit son étui et commença à jouer. Il se donna corps et âme aux airs les plus tristes composés par Roy Orbison. Et, bientôt, les billets de vingt dollars commencèrent à pleuvoir.

Quel spectacle il offrait, déjà très grand et si élégamment vêtu en comparaison des musiciens de rue loqueteux qui parsemaient les alentours, des mendiants qui tendaient la main en marmonnant ou des danseurs de claquettes, habillés de guenilles, mais si doués !

Ce soir-là, il joua Danny Boy au moins six fois rien que pour un couple, qui lui donna un billet de cent dollars qu’il glissa dans son portefeuille. Il joua tous les tire-larmes à succès qu’il connaissait, et, si on lui réclamait du bluegrass, il se lançait, tel un violoneux de campagne, avec son luth, et on dansait la gigue autour de lui. Il avait tout balayé de son esprit, hormis la musique.

Quand vint l’aube, il se rendit à la cathédrale Saint-Louis et récita le psaume qu’il avait lu dans la bible catholique de sa grand-mère et tant aimé.

« Sauve-moi, ô Dieu ! Car les eaux menacent ma vie. J’enfonce dans la boue, sans pouvoir me tenir. Je suis tombé dans un gouffre, et les eaux m’inondent. Je m’épuise à crier, mon gosier se dessèche. Mes yeux se consument tandis que je regarde vers mon Dieu. » Puis il murmura :

— Mon Dieu, puisses-Tu mettre fin à cette peine !

Il possédait désormais plus de six cents dollars pour payer les factures. Il avait de l’avance. Mais à quoi cela servait-il s’il ne pouvait la sauver ?

— Mon Dieu, pria-t-il, je ne veux pas qu’elle meure. Pardonne-moi d’avoir prié pour qu’elle meure. Dieu tout-puissant, sauve-la.

Une mendiante l’aborda alors qu’il quittait la cathédrale. Elle était en loques et lui murmura qu’elle avait besoin de médicaments pour sauver un enfant qui se mourait. Il savait qu’elle mentait. Il l’avait vue bien des fois et l’avait entendue raconter la même histoire. Il la considéra un long moment, puis il la fit taire d’un geste de la main et d’un sourire avant de lui donner vingt dollars.

Malgré sa fatigue, il traversa le Quartier français à pied plutôt que de dépenser de l’argent pour un taxi et prit le tramway Saint-Charles pour rentrer en regardant les rues défiler à travers la vitre. Il avait terriblement envie de retrouver Liona. Il savait qu’elle était venue à la soirée pour le voir recevoir son diplôme, avec ses parents, d’ailleurs, et il voulait lui expliquer pourquoi il n’y était pas allé.

Il se rappelait qu’ils avaient fait des projets pour la suite de la soirée, mais tout cela lui paraissait lointain, à présent, et il était trop fatigué pour songer à ce qu’il allait lui dire. Il pensa à ses grands yeux affectueux, à l’esprit vif, à la prompte intelligence qu’elle maintenait toujours en action et à son rire cristallin. Il pensait à toutes ses qualités et savait qu’avec les années il la perdrait. Elle aussi avait une bourse pour le Conservatoire, mais comment pourrait-il rivaliser avec les jeunes gens qui l’entoureraient ?

Elle avait une voix magnifique et, au cours de la représentation au lycée jésuite, elle avait paru naturellement à l’aise sur scène, recevant avec grâce et assurance applaudissements, fleurs et compliments. Il ne comprenait pas pourquoi elle s’était intéressée à lui et se disait qu’il devait s’effacer et la laisser partir ; pourtant, il fut près de pleurer en songeant à elle.

Et, dans le cliquetis du tramway branlant qui regagnait la banlieue, il serra son luth entre ses bras et se laissa même aller à dormir un moment contre lui. Mais il se réveilla en sursaut à son arrêt, descendit et regagna l’appartement en traînant des pieds. A peine fut-il entré qu’il sentit que quelque chose n’allait pas.

Il découvrit Jacob et Emily noyés dans la baignoire. Leur mère, les poignets ouverts, gisait, morte, sur le lit, dans son sang qui avait imprégné l’édredon et la moitié de l’oreiller.

Un long moment, il fixa les dépouilles de son frère et de sa sœur. La baignoire avait commencé à se vider, mais leurs pyjamas froissés étaient encore trempés. Il vit le corps couvert de bleus de Jacob. Comme s’il s’était débattu. Mais le visage d’Emily, de l’autre côté, était intact, parfait, avec ses yeux fermés. Peut-être dormait-elle quand leur mère les avait noyés. Il y avait des taches de sang au fond de la baignoire. Du sang sur le robinet, que Jacob avait dû heurter de son front quand elle l’avait enfoncé sous l’eau.

Le couteau de cuisine gisait près du corps de sa mère. Elle s’était presque tranché la main gauche, tant la blessure était profonde – elle avait perdu tout son sang.

Tout cela était arrivé des heures plus tôt, il le savait. Le sang était presque sec. Pourtant, il sortit son frère de la baignoire et essaya de le ranimer. Le corps était glacé. Gonflé d’eau. Il ne put se résigner à toucher sa mère et sa sœur.

Sa mère avait les paupières à demi fermées, la bouche ouverte. Elle semblait déjà desséchée, comme une cosse. Une cosse vide, se dit-il. Il regarda le rosaire baignant dans le sang. Le sang qui avait coulé partout sur le parquet.

Seule l’odeur du vin flottait sur ce spectacle. L’odeur de malt de la bière. Des voitures passèrent dans la rue. Plus loin, il entendit le grondement du tramway.

Toby se rendit dans le salon et resta longtemps assis, son luth sur les genoux.

Pourquoi n’avait-il pas deviné que cela pourrait arriver ? Pourquoi avait-il laissé Jacob et Emily seuls avec elle ? Mon Dieu, pourquoi n’avait-il pas vu que cela finirait ainsi ? Jacob avait dix ans seulement. Comment avait-il pu laisser cela leur arriver ?

Tout était sa faute. Il n’en doutait pas un instant. Qu’elle se blesserait, oui, cela, il y avait pensé, et, Dieu lui pardonne, peut-être même avait-il prié pour cela à la cathédrale. Mais son frère et sa sœur ? L’air lui manquait. Un long moment, il crut qu’il ne parviendrait jamais à retrouver son souffle.

C’est seulement quand il se leva qu’il le laissa échapper en un sanglot muet et sec.

L’esprit vide, il contempla l’appartement sordide avec ses affreux meubles dépareillés, le vieux bureau en chêne et le motif floral des fauteuils bon marché ; le monde tout entier lui sembla gris et sale, et il sentit monter en lui une peur qui se mua bientôt en terreur. Son cœur se mit à battre la chamade. Il regarda les posters de fleurs et leurs cadres hideux – ces sottises qu’il avait achetées –, accrochés sur le papier peint de l’appartement. Les tentures trop fines qu’il avait aussi achetées et les voilages blancs à trois sous.

Il ne voulut pas aller dans la chambre, ne voulut pas voir l’image de l’ange gardien. Il craignait de la déchirer en mille morceaux. Jamais, plus jamais il ne lèverait les yeux sur une telle illusion.

La peine céda place à l’accablement. Un accablement qui le submergea quand plus rien ne put nourrir sa peine. L’idée de l’amour et de la chaleur lui parut irréelle, ces sentiments lui semblèrent pour toujours hors de sa portée, tandis qu’il se rasseyait au milieu de ce gâchis.

De temps à autre, durant tout le temps où il resta prostré, il entendait le répondeur. C’était Liona qui l’appelait. Il savait qu’il ne pouvait pas décrocher. Qu’il ne pourrait plus jamais la revoir, ni lui parler, ni lui dire ce qui s’était passé.

Il ne pria pas. Cela ne lui vint pas à l’esprit. Il ne pensa même pas à parler à l’ange à ses côtés ou au Seigneur qu’il avait prié deux heures plus tôt seulement. Jamais il ne reverrait son frère et sa sœur vivants, ni sa mère, ni son père, ni quiconque. C’est ce qu’il pensa. Ils étaient morts, irrévocablement morts. Il ne croyait en rien. Si quelqu’un était venu à lui en cet instant, comme cherchait à le faire son ange gardien, et lui avait dit : « Tu les reverras tous », peut-être lui aurait-il craché au visage tant il était indigné.

Toute la journée, il resta dans l’appartement avec sa famille morte autour de lui. Il avait laissé les portes de la chambre et de la salle de bains ouvertes, car il ne voulait pas que les cadavres soient seuls. Cela lui aurait paru affreusement irrespectueux.

Liona téléphona deux fois encore, et, la seconde, il était à moitié assoupi et ne fut pas sûr d’avoir entendu la sonnerie. Il finit par s’endormir profondément sur le sofa et, quand il ouvrit les yeux, il avait oublié ce qui s’était passé et crut qu’ils étaient tous en vie, que tout était comme avant. La vérité le frappa aussitôt comme une massue. Il revêtit son blazer et son pantalon de toile, et empaqueta tous ses beaux habits. Il rangea le tout dans la valise que sa mère avait emportée à l’hôpital des années plus tôt, quand elle avait accouché. Il rassembla l’argent qu’il avait dissimulé.

Il embrassa son petit frère. Retroussant sa manche, il plongea la main dans la baignoire pour déposer du bout des doigts un baiser sur la joue de sa sœur. Puis il embrassa sa mère sur l’épaule. Et contempla de nouveau le rosaire. Elle l’avait récité en mourant. Il était là, emmêlé dans les plis du couvre-lit, oublié. Il le prit et alla le rincer dans la salle de bains. Puis il le sécha dans une serviette et le glissa dans sa poche.

Tous paraissaient bien morts, désormais, et comme vidés. Il n’y avait pas encore d’odeur, mais ils étaient bien morts. Le visage figé de sa mère le fascina. Par terre, le corps de Jacob semblait sec et ridé.

Alors qu’il s’apprêtait à partir, il retourna à son bureau. Il voulait emporter deux livres : son missel et le livre du frère Pascal Parente, Les Anges.

J’observais tout cela. Je l’observais avec le plus grand intérêt. Je remarquai la manière dont il rangea ces livres chéris dans la valise pleine à craquer. Il pensa à d’autres ouvrages religieux qu’il aimait, notamment une vie des saints, mais il n’avait plus de place.

Il descendit en tramway au centre-ville et, devant le premier hôtel, prit un taxi pour l’aéroport. Une seule fois il lui vint à l’esprit d’appeler la police pour lui signaler ce qui était arrivé. Mais il éprouva un tel accès de fureur qu’il chassa pour toujours cette pensée de son esprit. Il choisit New York. Personne ne te trouvera, à New York, se disait-il.

Dans l’avion, il serra contre lui son luth, comme pour le protéger. Alors qu’il regardait par le hublot, il éprouvait une telle peine qu’il comprit qu’il serait impossible désormais que la vie lui réserve jamais la moindre joie. Même se murmurer les mélodies des chansons qu’il aimait ne signifiait plus rien pour lui. Dans ses oreilles résonnait un vacarme, comme si tous les diables de l’enfer jouaient une musique à le rendre fou. Il se mit à chuchoter pour lui-même afin de les réduire au silence. Il glissa la main dans sa poche, trouva le rosaire et prononça les paroles de la prière, sans pouvoir méditer sur leurs mystères.

« Je vous salue, Marie, murmura-t-il à mi-voix. Maintenant et à l’heure de notre mort. Amen. »

Ce ne sont que des mots, pensa-t-il. Il ne pouvait plus imaginer l’éternité.

A l’hôtesse qui lui demandait s’il désirait une boisson, il répondit : « Quelqu’un les enterrera. »

Elle lui tendit un Coca-Cola avec des glaçons. Il ne dormit pas. Il n’y avait que deux heures et demie de vol jusqu’à New York, mais l’avion dut patienter pendant plus longtemps avant d’avoir l’autorisation d’atterrir.

Il pensa à sa mère. Qu’aurait-il pu faire ? Où aurait-il pu la placer ? Il avait cherché des établissements, des médecins, n’importe quelle solution pour gagner du temps afin de pouvoir sauver tout le monde. Peut-être n’avait-il pas été assez rapide ni assez malin. Peut-être aurait-il dû en parler à ses professeurs.

Peu importait, désormais, se dit-il.

C’était le soir. Les sombres immeubles géants de l’East Side ressemblaient à l’enfer. La rumeur même de la ville était assourdissante. Elle l’enveloppait dans le taxi cahotant et l’agressait à chaque feu rouge. Derrière son épaisse paroi de Plexiglas, le chauffeur avait l’air d’un spectre.

Il finit par frapper à la vitre et lui dire qu’il cherchait un hôtel bon marché. Il craignait que l’homme ne pense qu’il n’était qu’un enfant et ne le conduise à la police. Il ne se rendait pas compte qu’il mesurait un mètre quatre-vingt-treize et qu’avec son expression sinistre il n’avait pas l’air d’un enfant. L’hôtel ne fut pas aussi minable qu’il s’y attendait.

De sombres pensées l’habitaient tandis qu’il arpentait les rues à la recherche d’un travail, portant son luth. Il songeait aux après-midi de son enfance, quand il rentrait chez lui et trouvait ses parents ivres. Son père était un mauvais policier, tout le monde le savait. Personne, dans la famille de sa mère, ne le supportait. Seule sa grand-mère paternelle le suppliait sans cesse de mieux traiter son épouse et leurs enfants. Même lorsqu’il était petit, Toby savait que son père harcelait les femmes légères du Quartier français, leur extorquant des faveurs en échange de leur tranquillité. Il l’avait entendu s’en vanter auprès de ses rares collègues qui venaient à la maison boire des bières et jouer au poker. Ils partageaient leurs histoires. Quand les autres disaient à son père qu’il aurait dû être fier d’avoir un fils comme Toby, il répondait : « Qui ça, la jolie frimousse, là-bas ? Ma petite fille ? »

De temps en temps, quand il était ivre mort, son père le malmenait ou le sommait de montrer ce qu’il avait entre les jambes. Parfois, Toby allait chercher une ou deux bières dans la glacière pour le calmer, le temps qu’il perde connaissance et s’endorme sur la table, la tête dans les bras.

Toby avait été heureux que son père aille en prison. Cet homme avait toujours été vulgaire et froid, son visage rouge était mou. Le séduisant jeune homme qu’il avait vu sur des photos était devenu un ivrogne obèse et rougeaud, avec des bajoues et une voix éraillée. Toby avait été heureux quand on avait poignardé son père. Il ne se rappelait pas ses obsèques.

Sa mère avait toujours été jolie. À l’époque, elle était douce. Et elle aimait à appeler son fils « mon gentil garçon ». Toby lui ressemblait, de visage comme de caractère, et il en avait toujours été fier, quoi qu’il arrive. Il avait toujours été fier de sa haute taille et de ses vêtements, capables de soutirer de l’argent aux touristes.

À présent, dans les rues de New York, il essayait de ne pas prêter attention au bruit qui l’assaillait et, tout en essayant de se frayer un chemin dans la foule sans se faire bousculer, il ne cessait de se dire : Jamais je nai été à la hauteur ; pour elle, jamais. Rien de ce que j’ai fait n’a suffi. Rien. Rien de ce qu’il avait fait n’avait jamais suffi à personne, sauf peut-être à son professeur de musique. Il pensait à elle et aurait aimé pouvoir l’appeler et lui dire combien il l’aimait. Mais il savait qu’il ne le ferait pas.

L’interminable journée new-yorkaise céda brusquement la place à la nuit. Des lumières pleines de gaieté s’allumèrent partout. Les devantures scintillaient. Des couples pressaient le pas vers des théâtres et des cinémas. Il comprit sans peine qu’il se trouvait dans le quartier des spectacles et prit plaisir à regarder à travers les vitres des restaurants. Mais il n’avait pas faim. L’idée même de manger le révulsait.

Quand les théâtres commencèrent à se vider, Toby prit son luth, déposa à ses pieds l’étui doublé de velours vert et commença à jouer, les yeux fermés, la bouche entrouverte.

Il joua les morceaux de Bach les plus sombres et les plus compliqués qu’il connût, et vit, lorsqu’il entrouvrit les yeux de temps à autre, les billets s’amonceler dans l’étui ; il entendit même çà et là les applaudissements de ceux qui s’arrêtaient pour l’écouter. Son pécule s’arrondissait.

Il regagna sa chambre d’hôtel et décida qu’elle lui plaisait. Cela lui était égal qu’elle donne sur des toits et sur une impasse luisante de pluie. Il aimait ce vrai lit, cette petite table, et la grande télévision était infiniment plus agréable que celle qu’il avait regardée pendant toutes ces années dans l’appartement. Il y avait des serviettes blanches et propres dans la salle de bains.

Le lendemain soir, sur la recommandation d’un chauffeur de taxi, il se rendit dans Little Italy. Il joua dans la rue, entre deux restaurants très fréquentés. Et cette fois, tous les airs d’opéra qu’il connaissait y passèrent, ceux, poignants, de Madame Butterfly et d’autres de Puccini. Il plaqua des accords bouleversants et entremêla des airs de Verdi.

Un serveur sortit d’un restaurant et lui demanda de partir. Mais quelqu’un intervint. C’était un grand gaillard ceint d’un tablier blanc.

— Rejoue ça ! lui lança l’homme.

Il avait des cheveux noirs un peu grisonnants aux tempes. Il se balança tandis que Toby jouait des extraits de La Bohème et, à nouveau, l’air le plus déchirant. Puis il passa à la musique plus gaie et plus entraînante de Carmen. Le vieil homme applaudit, s’essuya les mains sur son tablier et applaudit de plus belle pour qu’il continue. Toby joua toutes les chansons les plus tendres qu’il connaissait. Les gens passaient, payaient, bientôt remplacés par d’autres. Le gros homme resta à l’écouter jusqu’à la fin.

De temps en temps, il lui rappelait de ramasser l’argent dans l’étui et de l’empocher. On continua de lui en donner.

Quand Toby fut trop fatigué pour jouer, il s’apprêta à remballer son instrument, mais le gros homme l’arrêta.

— Attends un instant, mon gars.

Et il lui demanda des chansons napolitaines que Toby n’avait jamais jouées, mais qu’il connaissait d’oreille et qui ne présentèrent aucune difficulté.

— Qu’est-ce que tu fais ici, mon gars ? lui demanda l’homme.

— Je cherche un travail. N’importe lequel, plongeur, serveur, peu importe. Du moment que c’est du travail, un travail sérieux.

Son interlocuteur portait un beau pantalon, et une chemise élégante au col ouvert et aux manches retroussées jusqu’au coude. Son visage plein était doux, empreint de gentillesse.

— Je vais t’en donner un. Entre. Je vais te préparer à manger. Tu as passé toute la soirée à jouer.

A la fin de sa première semaine, il avait un petit appartement au deuxième étage d’un hôtel du centre-ville, et de faux papiers indiquant qu’il avait vingt et un ans (l’âge minimum pour servir du vin) et s’appelait Vincenzo Valenti, nom que lui avait proposé le gentil Italien qui l’avait engagé. Un certificat de naissance authentique avait accompagné la proposition.

L’homme s’appelait Alonso. Le restaurant était magnifique. Sa vaste devanture donnait sur la rue, il était brillamment éclairé, et, durant le service, le personnel, garçons et filles, tous étudiants, chantait de l’opéra. Toby les accompagnait au luth avec le pianiste. C’était bien, très bien pour Toby, qui ne voulait pas se rappeler qu’il s’était appelé Toby.

Jamais il n’avait entendu d’aussi jolies voix.

Bien des soirs, quand le restaurant était bondé, que les airs d’opéra étaient suaves et qu’il pouvait se donner tout entier à son luth, il se sentait presque heureux, ne voulait plus que les portes se referment, ni se retrouver sur les trottoirs mouillés.

Alonso était un homme au grand cœur, souriant, qui se prit d’affection pour ce Toby qui était son Vincenzo.

— Qu’est-ce que je ne donnerais pas, dit-il un jour à Toby, pour voir ne serait-ce qu’un de mes petits-enfants !

Il lui offrit un revolver à crosse de nacre et lui apprit à tirer. La détente était douce. Ce n’était qu’une arme de défense. Alonso lui montra les armes qu’il gardait dans sa cuisine. Toby fut fasciné, et quand Alonso l’emmena dans la ruelle derrière le restaurant et le laissa s’exercer, il apprécia la sensation et la détonation assourdissante qui résonna entre les hauts murs.

Alonso lui décrochait des engagements à des réceptions de mariage et de fiançailles, le payait bien, lui achetait de beaux costumes italiens pour ses prestations et l’envoyait parfois servir dans des dîners privés dans une maison à quelques rues du restaurant. Les convives trouvaient immanquablement le luth élégant.

La maison où il jouait était très belle, mais Toby s’y sentait mal à l’aise. La plupart des femmes qui y vivaient étaient âgées et aimables, mais il y en avait aussi de jeunes, que les hommes venaient voir. La dame qui dirigeait l’endroit s’appelait Violet, elle avait une voix rendue rauque par le whisky, était lourdement maquillée et traitait toutes les autres femmes comme ses petites sœurs ou ses filles. Alonso adorait venir bavarder des heures avec elle. Ils parlaient le plus souvent italien, mais parfois anglais, et semblaient absorbés dans des souvenirs qui laissaient entendre qu’ils avaient été amants autrefois.

Là, on organisait aussi, parfois, des parties de cartes ou de petites fêtes d’anniversaire, surtout d’hommes et de femmes âgés ; les jeunes femmes lançaient à Toby d’affectueux et séduisants sourires.

Une fois, derrière un paravent, il joua du luth pour un homme qui faisait l’amour à une femme et qui lui fit mal. Elle le frappa et il la gifla.

Alonso balaya l’incident d’un revers de main.

— Elle fait ça tout le temps, expliqua-t-il, comme si l’homme n’y était pour rien.

Il lui apprit que la fille s’appelait Elsbeth.

— Qu’est-ce que c’est que ce nom ? demanda Toby.

— C’est russe, ou bosniaque, que sais-je ? répondit Alonso en souriant. Elles sont blondes, les hommes les adorent. Et elle a quitté un Russe, ça, je peux te le dire. J’aurai de la chance si ce gredin ne vient pas la rechercher.

Toby commença à apprécier Elsbeth. Elle avait un accent qui pouvait être russe et, un jour, lui confia qu’elle avait inventé ce prénom ; comme lui se faisait appeler Vincenzo, il n’eut pas de peine à comprendre. Elsbeth était très jeune – avait-elle plus de seize ans ? se demandait-il. Son maquillage la faisait paraître plus âgée. Quand elle ne portait qu’un peu de rouge, le dimanche matin, elle était très belle. Tandis qu’ils bavardaient sur l’escalier de secours, elle fumait des cigarettes noires.

Parfois, Alonso emmenait Toby manger un plat de spaghettis chez sa mère, à Brooklyn. Alonso servait de la cuisine d’Italie du Nord dans son restaurant, car c’était ce que demandait la clientèle, mais le vieil homme préférait les boulettes de viande en sauce. Ses fils vivaient en Californie. Sa fille était morte d’overdose à quatorze ans. Il lui montra un jour sa photo, et ce fut tout. Puis il ricana et balaya d’un geste toute question concernant ses fils.

Sa mère ne parlait pas anglais et ne s’asseyait jamais à la table. Elle servait le vin, débarrassait et restait auprès de la cuisinière, les bras croisés, à regarder les hommes manger. Elle rappelait à Toby ses grand-mères. C’étaient des femmes comme elle, qui regardaient les hommes manger. Comme ce souvenir était lointain !

Alonso et Toby allèrent au Metropolitan Opéra plusieurs fois, et Toby dissimula que c’était une immense révélation pour lui d’entendre les plus grandes compagnies du monde et d’être assis à de bonnes places en compagnie d’un homme qui connaissait l’histoire de la musique à la perfection. Toby connut, durant ces heures, quelque chose qui était une imitation parfaite du bonheur.

Il était allé à l’opéra, à La Nouvelle-Orléans, avec son professeur. Il y avait aussi entendu les élèves de Loyola chanter, et ces spectacles l’avaient ému. Mais le Metropolitan Opéra était infiniment plus impressionnant. Ils allèrent aussi au Carnegie Hall écouter des symphonies.

C’était une émotion bien mince, ce bonheur, comme un voile diaphane jeté sur ses souvenirs. Il voulait être joyeux alors qu’il balayait du regard les salles grandioses et écoutait cette splendide musique, mais il n’osait se fier à rien.

Un jour, il dit à Alonso qu’il voulait acheter un beau collier et l’envoyer à une femme.

Alonso éclata de rire en secouant la tête.

— Pour ma prof de musique, précisa Toby. Elle m’a donné de cours gratuitement. J’ai économisé deux mille dollars.

— Laisse-moi m’en occuper, dit Alonso.

Le collier, éblouissant, était un « bien de famille ». Alonso refusa que Toby lui donne le moindre sou.

Toby l’envoya au Conservatoire, car c’était la seule adresse qu’il connaissait pour joindre la dame. Il n’inscrivit aucune adresse d’expéditeur sur le paquet.

Un après-midi, il alla à la cathédrale Saint-Patrick et resta une heure à contempler le grand autel. Il ne croyait en rien. N’éprouvait rien. Les paroles des psaumes qu’il avait tant aimés ne lui revinrent pas. Alors qu’il s’attardait dans l’entrée, en partant, comme pour regarder un monde qu’il ne reverrait jamais, un policier chassa brutalement un couple qui s’était embrassé. Toby lui jeta un regard noir, et le policier lui fit signe de sortir. Mais Toby sortit son rosaire de sa poche, et l’homme hocha la tête et le laissa tranquille.

Il se considérait comme un raté. Le monde dans lequel il vivait, à New York, n’était pas réel. Il n’avait pas été à la hauteur avec son petit frère, sa sœur et sa mère, et il avait déçu son père, pour qui il n’était qu’une « jolie frimousse ».

Parfois, la colère brûlait en lui, mais elle n’était dirigée contre personne. C’est une colère que les anges ont du mal à comprendre, car ce que Toby avait autrefois souligné dans le livre de Pascal Parente était vrai. Nous autres, anges, manquons à certains égards de la connaissance du cœur. Mais, par l’intellect, je savais ce qu’éprouvait Toby ; je le savais en voyant son visage et ses mains, et même à sa manière de jouer du luth, plus sombrement, et avec un entrain forcé. Son instrument, au son profond et âpre, prit un ton mélancolique. Le chagrin et la joie faisaient partie de lui. Toby ne pouvait y insuffler sa propre peine.

Un soir, son patron, Alonso, vint le voir à son petit appartement. Il portait une grosse sacoche de cuir en bandoulière. C’était un logis qu’Alonso avait sous-loué à Toby aux abords de Little Italy. L’endroit était joli, pour le jeune homme, même si les fenêtres donnaient sur des murs, et il trouvait le mobilier joli aussi et même un peu luxueux.

Toby fut surpris de trouver Alonso sur le pas de sa porte. Son patron n’était jamais venu. Il le mettait dans un taxi après l’opéra, mais il n’était jamais rentré avec lui.

Alonso s’assit et lui demanda du vin. Toby dut sortir en acheter. Il n’avait jamais d’alcool à la maison. Le vieil homme se mit à boire. Puis il sortit de son manteau un gros revolver et le posa sur la table de la cuisine, lui annonçant qu’il était confronté à un adversaire qui ne l’avait encore jamais inquiété : des mafieux russes voulaient son restaurant et son affaire de traiteur ; ils lui avaient déjà pris sa « maison ».

— Ils voudraient aussi prendre cet hôtel s’ils savaient qu’il est à moi.

Un petit groupe d’entre eux étaient allés à la maison où Toby jouait pour les dames et les joueurs de poker. Ils avaient abattu les hommes et quatre des femmes, et chassé toutes les autres afin de mettre leurs propres filles à la place.

— Je n’ai jamais vu d’êtres aussi malfaisant, dit Alonso. Mes amis ne me soutiennent pas. Qu’est-ce que c’est que ces amis ? Je pense qu’ils sont complices, sinon pourquoi laisseraient-ils faire ça ? Je ne sais pas comment m’en sortir, et mes amis me disent que c’est ma faute.

Toby regarda fixement le revolver. Alonso sortit le chargeur et le remit en place.

— Tu sais ce que c’est ? Cette arme peut tirer plus de coups que tu n’imagines.

— Ont-ils tué Elsbeth ?

— D’une balle dans la tête. Une balle dans la tête ! s’écria-t-il.

C’était à cause d’Elsbeth que ces hommes étaient venus, et ses amis avaient estimé que Violet et lui avaient eu tort de lui offrir un refuge.

— Ont-ils tué Violet ? demanda Toby.

— Oui, ils l’ont tuée, répondit Alonso, qui fut pris de sanglots. Ils l’ont tuée la première, une femme de son âge. Mais pourquoi ont-ils fait ça ?

Toby réfléchit. Il ne pensait pas aux feuilletons policiers qu’il regardait autrefois à la télévision ni aux romans qu’il avait lus, mais à ceux qui occupent une position dominante dans le monde et aux autres, aux puissants, pleins de ressources, et aux faibles.

Il vit qu’Alonso commençait à être ivre. Cela lui déplut. Après avoir longuement réfléchi, il déclara :

— Vous devez leur faire ce qu’ils essaient de vous faire.

Alonso redressa la tête et se mit à rire.

— Je suis un vieillard. Et ces hommes, ils vont me tuer. Je ne peux pas lutter contre eux ! Je n’ai jamais tiré avec une telle arme de toute ma vie.

Il continua de parler tout en buvant du vin, de plus en plus ivre, de plus en plus emporté, expliquant qu’il avait toujours pris soin du « nécessaire », un bon restaurant, une ou deux maisons où les hommes peuvent se détendre, jouer aux cartes en agréable compagnie.

— C’est l’immobilier, soupira-t-il. Si tu veux savoir, c’est ce qu’ils cherchent. J’aurais dû quitter Manhattan. À présent, il est trop tard. Je suis fini.

Toby l’écouta avec attention.

Ces Russes s’étaient installés dans sa maison et avaient apporté des actes notariés. C’était l’heure où le restaurant était plein, et Alonso, protégé par de nombreux témoins, avait refusé de signer.

Ils s’étaient vantés d’avoir des avocats et des banquiers qui travaillaient pour eux. Alonso devait signer et renoncer à ses biens. Ils avaient promis que, s’il acceptait de signer et de partir, ils lui donneraient quelque chose et ne lui feraient aucun mal.

— Me donner un morceau de ma propre maison ? pleurnicha-t-il. Elle ne leur suffit pas, ma maison. Ils veulent le restaurant que mon grand-père a ouvert. C’est ça qu’ils veulent, en réalité. Et ils se jetteront sur cet hôtel dès qu’ils apprendront son existence. Ils m’ont prévenu que si je ne signais pas, leur avocat s’en occuperait et que personne ne retrouverait jamais mon corps. Qu’ils pouvaient faire dans le restaurant la même chose qu’à la maison. Que, pour la police, ça aurait l’air d’un vol à main armée. C’est ce qu’ils m’ont dit : « Tu auras la mort des tiens sur la conscience si tu ne signes pas. » Ces Russes sont des monstres.

Toby médita tout cela : ce que cela signifierait si ces gangsters arrivaient un soir dans le restaurant, baissaient les rideaux et assassinaient tous les employés. Un frisson le parcourut quand il comprit que la mort venait si près de lui.

Silencieux, il se rappela les corps de Jacob et d’Emily. Emily, les yeux ouverts sous l’eau.

Alonso but un autre verre de vin. Toby remercia le ciel d’avoir acheté deux bouteilles du meilleur cabernet.

— Quand je serai mort, se lamenta Alonso, que feront-ils s’ils trouvent ma mère ?

Il se mura dans un silence boudeur.

Je voyais son ange gardien à côté de lui, apparemment impassible, bien que s’efforçant de le réconforter. Je voyais les autres anges dans la pièce. Je pouvais voir ceux qui ne dégagent pas de lumière.

Alonso ruminait, et Toby aussi.

— À peine j’aurai signé ces documents, dit Alonso, à peine ils seront devenus légalement propriétaires du restaurant qu’ils me tueront. (Il sortit de son manteau un autre énorme revolver. Il expliqua que c’était un automatique qui tirait encore plus de coups que le premier.) Je jure que je les emmènerai avec moi dans la tombe.

Toby ne lui demanda pas pourquoi il n’avertissait pas la police. Il connaissait la réponse à cette question, et, d’ailleurs, personne, à La Nouvelle-Orléans, ne faisait confiance à la police dans ce genre d’affaire. Après tout, le père de Toby avait été un flic ivrogne et pourri.

— Ces filles qu’ils amènent, continua Alonso, ce sont tout juste des enfants, des esclaves. Personne ne va m’aider. Ma mère sera seule. Personne ne peut m’aider.

Alonso vérifia le chargeur du second revolver. Il clama qu’il les tuerait tous s’il le pouvait, mais qu’il ne s’en estimait pas capable. À présent, il était vraiment ivre.

— Non, je ne peux pas. Il faut que je m’en sorte, mais il n’y a pas d’issue. Ils veulent que je signe leurs documents. Ils ont des complices à la banque, et peut-être même dans l’administration.

Il sortit de son sac tous les actes notariés et les étala sur la table. Il déposa les deux cartes de visite que ces hommes lui avaient laissées. C’étaient les papiers qu’Alonso devait signer. Son arrêt de mort. Il se leva, tituba jusqu’à la chambre – la seule autre pièce de l’appartement – et s’effondra. Il se mit à ronfler.

Toby examina tous ces documents. Il connaissait très bien la maison, l’entrée de service, les escaliers de secours. Il pouvait retrouver l’adresse de l’avocat qui figurait sur la carte ; il savait où se situait la banque, même si, bien sûr, les noms de tous ces gens ne lui disaient rien.

Une vision glorieuse s’empara de Toby, ou devrais-je dire de Vincenzo ? Ou bien encore Lucky ? Il avait toujours eu une imagination étonnante et une grande capacité à se représenter les choses. À présent, il entrevoyait un plan et un bond en avant dans la vie qu’il menait. Mais c’était un saut dans les ténèbres.

Il se rendit dans la chambre et secoua le vieil homme.

— Ils ont tué Elsbeth ?

— Oui, ils l’ont tuée, soupira Alonso. Les autres filles se cachaient sous les lits. Deux se sont enfuies. Elles ont vu ces hommes tuer Elsbeth. (Il imita un revolver avec sa main et le bruit d’un coup de feu.) Je suis un homme mort.

— Vous en êtes sûr ?

— Je le sais. Je veux que tu t’occupes de ma mère. Si mes fils viennent, ne leur parle pas. Ma mère détient tout l’argent que je possède. Ne leur parle pas.

— Je vais le faire, dit Toby.

Mais ce n’était pas une réponse aux supplications d’Alonso. C’était simplement ce qu’il se confirmait à lui-même.

Toby repartit dans l’autre pièce, prit les deux armes et sortit par l’arrière de l’immeuble. La ruelle était étroite, bordée de murs de cinq étages. Les fenêtres étaient apparemment toutes fermées, rideaux tirés. Il examina chaque arme. Puis il les essaya. Les balles filèrent à une telle vitesse qu’il sursauta, surpris. Quelqu’un ouvrit une fenêtre et cria d’arrêter ce tapage. Il retourna à l’appartement et rangea les armes dans le sac. Au petit matin, le vieil homme prépara le petit déjeuner. Il servit une assiette d’œufs à Toby, puis s’assit à son tour et commença à tremper un toast dans les siens.

— Je peux le faire, annonça Toby. Je peux les tuer.

Son patron leva les yeux vers lui. Son regard était mort comme l’était parfois celui de la mère de Toby. Le vieil homme but un demi-verre de vin et retourna dans la chambre.

Toby le rejoignit et l’observa. L’odeur qu’il dégageait le fit penser à ses parents. Le regard vitreux de son patron lui rappela sa mère.

— Je suis à l’abri, ici, dit le vieil homme. Cette adresse, personne ne la connaît. Elle ne figure nulle part au restaurant.

— Très bien, acquiesça Toby, soulagé de l’apprendre.

Alors que la pendule neuve égrenait ses secondes dans la petite cuisine, Toby étudia tous les documents, puis il glissa les cartes de visite dans sa poche. Il réveilla Alonso et insista pour qu’il décrive les hommes qu’il avait vus, mais, finalement, se rendit compte qu’il était trop ivre. Alonso reprit du vin, mangea une croûte de pain. Puis il demanda que Toby lui redonne du vin, du beurre et du pain, que Toby lui apporta.

— Restez ici et ne pensez à rien jusqu’à mon retour, lui dit-il.

— Tu n’es qu’un enfant. Tu ne peux rien faire. Va prévenir ma mère. C’est ce que je te demande. Dis-lui de ne pas appeler mes fils sur la côte Ouest. Dis-lui qu’ils aillent se faire voir.

— Restez ici et faites ce que je dis.

Il se sentait extraordinairement exalté. Il dressait des plans, caressait des rêves précis. Il se sentait supérieur à toutes les forces dressées contre lui et d’Alonso. Et il était furieux aussi. Furieux que l’on puisse penser qu’il n’était qu’un enfant désarmé. Il songea à Elsbeth, à Violet, une cigarette au coin des lèvres, en train de distribuer les cartes sur le feutre vert de la table. Il pensa aux filles qui bavardaient à mi-voix sur le sofa. Il ne cessait de penser à Elsbeth.

Alonso le regardait.

— Je suis trop vieux pour être vaincu, dit-il.

— Moi aussi, répondit Toby.

— Tu as dix-huit ans.

— Non, dit Toby en secouant la tête. Ce n’est pas vrai.

L’ange gardien d’Alonso se tenait à ses côtés et le contemplait avec une expression peinée. Cet ange était à bout de ressources. L’ange de Toby était consterné.

Ni l’un ni l’autre ne pouvaient rien faire. Mais ils ne renoncèrent pas. Ils suggérèrent à Alonso et à Toby de s’enfuir, d’aller chercher la mère, à Brooklyn, de prendre un avion pour Miami. De laisser à ces brutes ce qu’elles réclamaient.

— Vous avez raison de penser qu’ils vous tueront dès que vous aurez signé ces papiers, affirma Toby.

— Je n’ai nulle part où aller. Comment vais-je annoncer cela à ma mère ? Je devrais la tuer, pour qu’elle ne souffre pas. Je devrais la tuer puis me supprimer, et ce serait réglé.

— Non ! Restez là, comme je vous l’ai dit.

Toby mit un enregistrement de Tosca, Alonso commença à fredonner puis s’endormit peu après.

Toby se rendit dans un drugstore, quelques rues plus loin, acheta de la teinture noire pour les cheveux, des lunettes teintées à monture noire, peu flatteuses mais à la mode, puis, à un étal de la 56e Rue Ouest, un porte-documents d’allure coûteuse et, à un autre, une fausse Rolex.

Dans un autre drugstore, il acheta plusieurs articles, des choses insignifiantes que personne ne remarquerait, comme ces appareils en plastique que l’on met entre les dents pour dormir et ces morceaux de mousse que l’on place dans les chaussures. Il acheta une paire de ciseaux, un flacon de vernis à ongles transparent et une lime. Il s’arrêta de nouveau devant un étal de la Cinquième Avenue et acheta plusieurs paires de gants en cuir très fin. De jolis gants. Il acheta aussi une écharpe en cachemire. Il faisait froid, et cela faisait du bien de se couvrir le cou. Marchant dans la rue, il se sentait rempli de puissance, invincible.

Quand il retourna à l’appartement, Alonso attendait avec angoisse en écoutant la Callas chanter Carmen.

— Tu sais, dit-il, j’ai peur de partir.

— Vous devriez, répondit Toby en commençant à se limer les ongles et à les vernir.

— Mais que fais-tu ? demanda Alonso.

— Je ne suis pas sûr, mais j’ai remarqué qu’au restaurant, quand des messieurs ont les ongles vernis, on les remarque, surtout les femmes.

Alonso haussa les épaules.

Toby alla acheter à manger et plusieurs bouteilles d’excellent vin afin qu’ils puissent tenir encore une journée.

— Peut-être qu’ils sont en train de tuer tous les employés du restaurant, dit Alonso. J’aurais dû les prévenir de s’enfuir. (Il soupira et se prit la tête dans les mains.) Je n’ai pas fermé le restaurant. Et s’ils y vont et qu’ils abattent tout le monde ?

Toby se contenta de hocher la tête.

Puis il sortit et, quelques rues plus loin, appela le restaurant. Personne ne répondit. C’était un présage terrible. L’endroit devait être rempli pour le dîner, et les employés auraient dû se précipiter pour décrocher et griffonner les réservations du soir.

Toby songea qu’il avait été prudent de ne parler à quiconque de l’appartement, de ne se lier qu’avec Alonso et de ne se fier à personne, tout comme dans son enfance.

Au petit matin, Toby prit une douche et se teignit les cheveux en noir.

Son patron dormait tout habillé sur le lit.

Il enfila un beau costume italien qu’Alonso lui avait acheté puis y ajouta des accessoires, si bien qu’il était méconnaissable. Le petit appareil en plastique modifiait la forme de sa bouche. La grosse monture des lunettes teintées donnait à son visage une expression qui lui était étrangère. Les magnifiques gants étaient gris perle. Il enroula l’écharpe jaune autour de son cou et revêtit son manteau de cachemire noir. Il avait bourré ses chaussures afin de paraître plus grand qu’il ne l’était, mais guère plus. Il mit les deux revolvers dans son porte-documents et le petit pistolet à crosse de nacre dans sa poche. Il regarda le sac de son patron, en cuir noir, de très belle qualité. Il le passa à son épaule.

Il se rendit à la maison avant que le soleil se lève. Une femme qu’il n’avait jamais vue ouvrit la porte. En souriant, elle le fit entrer. Il n’y avait personne d’autre en vue.

Il sortit l’automatique de son porte-documents et l’abattit, puis il abattit les hommes accourus vers lui dans le couloir. Il abattit ceux qui dévalaient l’escalier. Il tira sur les gens qui se précipitaient vers les balles comme s’ils refusaient de croire à ce qui arrivait. Il entendit des cris à l’étage et monta, enjambant les corps, puis il tira à travers les portes, les criblant d’énormes trous, jusqu’à ce que tout retombe dans le silence.

Il se posta tout au bout du couloir et attendit. Un homme sortit prudemment, d’abord son revolver, puis son bras, puis son épaule. Toby l’abattit aussitôt.

Vingt minutes passèrent. Peut-être plus. Rien ne bougeait dans la maison. Lentement, il inspecta chaque chambre. Tout le monde était mort.

Il ramassa tous les téléphones mobiles qu’il put trouver et les fourra dans le sac en cuir. Il trouva aussi un ordinateur portable qu’il referma et emporta, bien que l’objet fût un peu lourd à son goût. Puis il coupa les cordons de l’ordinateur de bureau et les fils du téléphone fixe.

En partant, il entendit quelqu’un pleurer et parler d’une voix pitoyable. Il ouvrit la porte d’un coup de pied et trouva une très jeune fille, blonde, avec du rouge à lèvres, accroupie, un portable à l’oreille. En le voyant, terrifiée, elle le laissa tomber, puis elle secoua la tête et le supplia dans une langue qu’il ne comprit pas. Il la tua. Elle s’écroula immédiatement et resta inerte, comme sa mère sur son matelas ensanglanté. Morte.

Il ramassa le téléphone.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda une voix bourrue.

— Rien, chuchota-t-il. Elle avait perdu la tête.

Il referma le téléphone d’un geste sec. Le sang courait dans ses veines. Il se sentait gonflé de puissance.

Il repassa ensuite rapidement dans toutes les pièces. Il trouva un blessé qui gémissait et l’abattit, une femme agonisante qu’il abattit aussi. Il ramassa d’autres téléphones. Son sac était rempli à craquer.

Puis il sortit et prit un taxi quelques rues plus loin. Il se fit conduire au cabinet de l’avocat qui s’était occupé de la cession de biens. Faisant semblant de boiter et soupirant comme si son porte-documents et son sac lui pesaient, il entra dans le cabinet. La réceptionniste venait de déverrouiller la porte et, souriante, lui expliqua que son patron n’était pas encore arrivé mais qu’il ne tarderait pas. Elle le complimenta sur son écharpe jaune. Il se laissa tomber sur le canapé en cuir et, ôtant précautionneusement un gant, il s’essuya le front comme s’il était accablé par une terrible migraine. Elle le regarda tendrement.

— Vous avez de jolies mains, remarqua-t-elle. Comme celles d’un musicien.

Il eut un petit rire.

— Je ne souhaite qu’une chose, dit-il à mi-voix, c’est de retourner en Suisse.

Il était tout excité. Il savait qu’il zozotait à cause de l’appareil en plastique. Cela le fit rire, mais seulement intérieurement. Jamais il n’avait éprouvé un tel sentiment. Il crut un bref instant comprendre cette vieille expression, la séduction du mal.

Elle lui proposa du café. Il remit son gant.

— Non, cela me tiendrait éveillé dans l’avion. Je veux dormir au-dessus de l’Atlantique.

— Je ne reconnais pas votre accent. Quel est-il ?

— Suisse, chuchota-t-il. J’ai tellement hâte de rentrer ! Je déteste cette ville.

Un bruit soudain dans la rue le fit sursauter. C’était un marteau-piqueur sur un chantier. Son vacarme répétitif secouait le bureau. Il fit une grimace de douleur, et elle lui dit être désolée pour lui.

L’avocat arriva. Toby se leva de toute sa hauteur et l’informa, avec le même zozotement :

— Je suis venu pour une affaire importante.

L’homme parut effrayé et fit entrer Toby dans son bureau.

— Ecoutez, dit-il, je vais aussi vite que je peux, mais ce vieil Italien est un imbécile. Et il s’entête. Votre patron s’attend à des miracles. (Il fouilla dans les papiers sur son bureau.) Tenez, j’ai découvert ceci. Il possède un vieux bâtiment, à quelques rues du restaurant, qui vaut des millions.

Cette fois encore, Toby se retint de rire. Il prit les papiers des mains de l’homme, y jeta un coup d’œil, y vit l’adresse de son hôtel, et les fourra dans son porte-documents.

L’avocat était pétrifié.

Il y eut un fracas métallique dehors, et le bâtiment trembla comme si on déversait un lourd chargement sur la chaussée. Toby aperçut par la fenêtre une énorme grue peinte en blanc.

— Appelez la banque immédiatement, soupira-t-il. Et vous comprendrez de quoi je parle.

Il eut de nouveau envie de rire. Et un sourire se peignit sur ses lèvres. L’avocat composa aussitôt un numéro sur son mobile.

— Vous me prenez tous pour un petit génie, se plaignit l’avocat.

Son expression changea. Le banquier venait de répondre.

Toby lui prit son téléphone.

— Je veux vous voir, dit-il. Devant la banque. Je veux que vous m’attendiez dehors.

À l’autre bout du fil, l’homme accepta immédiatement. Le numéro affiché sur l’écran de l’appareil était celui de l’une des cartes de visite qu’avait Toby en poche. Il referma le téléphone et le rangea dans son porte-documents.

— Que faites-vous ? demanda l’avocat.

Toby sentait qu’il avait tout pouvoir sur lui : il était invincible. Succombant à un accès romanesque passager, il répondit :

— Vous êtes un menteur et un voleur.

Il tira le petit revolver de sa poche et abattit l’avocat. La détonation fut couverte par le vacarme de la rue.

Il vit l’ordinateur portable sur le bureau et jugea qu’il ne pouvait pas le laisser. Péniblement, il le fourra dans son sac avec le reste. Il était chargé, mais il était robuste et avait les épaules larges. Il se surprit à rire de nouveau doucement en regardant le cadavre. Il se sentait merveilleusement, extraordinairement bien. Il éprouvait ce qu’il avait imaginé s’il jouait un jour du luth sur une scène mondialement célèbre. Sauf que c’était encore mieux.

Délicieusement étourdi, grisé comme la première fois qu’il avait pensé à tout cela en glanant dans ses souvenirs de feuilletons et de romans, il se retint de rire et se contraignit à agir vite. Il prit tout l’argent dans le portefeuille de l’homme. Mille cinq cents dollars. Au secrétariat, il fit un aimable sourire à la jeune femme et se pencha vers elle.

— Ecoutez-moi bien. Il veut que vous partiez tout de suite. Il attend… eh bien, des gens.

— Ah oui, je sais, dit-elle, voulant se montrer très intelligente et très calme. Pendant combien de temps dois-je m’absenter ?

— La journée. Prenez votre journée. Croyez-moi, c’est ce qu’il veut. (Il lui donna quelques billets pris à l’avocat.) Prenez un taxi, rentrez chez vous et amusez-vous. Et appelez demain matin. C’est compris ? Appelez avant de revenir.

Elle était sous le charme.

Elle gagna l’ascenseur avec lui, ravie d’être en compagnie d’un si grand jeune homme, si mystérieux et si séduisant, il en était sûr, et elle le complimenta de nouveau sur son écharpe jaune. Elle remarqua son boitillement mais ne fit pas de commentaire. Avant que se referment les portes de l’ascenseur, il la dévisagea à travers ses lunettes noires avec un sourire aussi radieux que le sien.

— Considérez-moi comme lord Byron.

Il se rendit à la banque à pied et s’arrêta à quelques mètres de l’entrée. La foule des passants le bousculait presque. Il se rabattit contre le mur et composa le numéro du banquier sur le téléphone qu’il avait pris à l’avocat.

— Sortez tout de suite, dit-il avec ce zozotement qui lui était devenu naturel, tout en scrutant la foule devant la banque.

— Je suis déjà dehors, répondit l’homme d’un ton agacé. Où est-ce que vous êtes, enfin ?

Toby le repéra sans peine alors qu’il rangeait son mobile dans sa poche. Il resta un moment stupéfait devant ces gens qui se pressaient dans les deux sens. Le grondement des voitures était assourdissant. Des bicyclettes se faufilaient entre les camions et les taxis. Le bruit résonnait sur les parois des immeubles jusqu’au ciel. Des coups de Klaxon perçaient l’air saturé d’une fumée grise.

Il leva les yeux vers la mince portion de ciel bleu d’où ne parvenait aucune lumière, au fond de cette crevasse d’une ville géante, et il se dit qu’il ne s’était jamais senti aussi plein d’énergie. Même dans les bras de Liona, il n’avait pas éprouvé cette vigueur.

Il composa de nouveau le numéro, guettant cette fois une sonnerie et l’homme qui répondrait dans cette foule mouvante. Oui, il l’avait repéré, avec ses cheveux gris, enrobé, et rouge de colère. Sa victime s’avança vers le rebord du trottoir.

— Combien de temps voulez-vous que j’attende comme ça ? aboya-t-il.

Il tourna les talons et regagna la façade de granit de la banque, à gauche de la porte-tambour, en jetant un regard glacial autour de lui.

Il toisa les gens qui passaient devant lui, sauf le svelte jeune homme courbé qui boitait à cause de son gros sac et de son porte-documents.

Cet homme-là, il n’y prêta pas attention.

A peine Toby fut-il passé derrière l’homme qu’il lui tira une balle dans la tête. D’un geste vif, il rangea l’arme dans son manteau et, de l’autre main, retint l’homme qui glissait contre le mur, puis il s’accroupit avec sollicitude auprès de lui.

Il saisit la pochette du banquier et lui essuya le visage. L’homme était mort, de toute évidence. Puis, au milieu de la foule qui passait sans regarder, il prit le mobile, le portefeuille et le petit agenda de l’homme dans la poche intérieure. Aucun des passants ne s’arrêta, pas même ceux qui l’enjambèrent.

Un souvenir fugitif surprit Toby. Il revit son frère et sa sœur morts dans la baignoire. Il repoussa énergiquement ce souvenir, se répéta que cela ne voulait rien dire. Il replia comme il put la pochette d’une seule main gantée et la posa sur le front de l’homme.

Il prit un taxi trois rues plus loin et en descendit à trois rues de son appartement. Il monta chez lui, tenant d’une main tremblante le revolver dans sa poche. Il frappa à la porte et entendit Alonso.

— Vincenzo ?

— Vous êtes seul ?

Alonso ouvrit et le tira à l’intérieur.

— Où étais-tu, que faisais-tu ?

Il regarda les cheveux teints, les lunettes noires.

Toby inspecta l’appartement puis revint vers Alonso.

— Ils sont tous morts, ceux qui vous harcelaient. Mais ce n’est pas fini. Je n’avais pas le temps d’aller au restaurant et je ne sais pas ce qui s’y passe.

— Moi, si. Ils ont licencié tout le personnel et fermé l’établissement. Mais qu’est-ce que tu veux dire ?

— Ah… Eh bien, ce n’est pas si grave.

— Mais comment cela, ils sont tous morts ? répéta Alonso.

Toby lui raconta tout ce qui s’était passé, puis :

— Vous devez me faire rencontrer des gens qui sachent comment achever tout ça. Me conduire à vos amis qui n’ont pas voulu vous aider. Maintenant, ils le feront. Ils voudront s’emparer de ces ordinateurs et de ces mobiles. Et aussi de cet agenda. Il y a des informations, là-dedans, tout ce qu’il faut savoir sur ces criminels, ce qu’ils veulent et comment ils s’y prennent.

Alonso le considéra un long moment sans rien dire. Il se laissa tomber dans l’unique fauteuil et se passa les doigts dans les cheveux.

Toby verrouilla la porte de la salle de bains, gardant le revolver sur lui. Il posa le lourd couvercle de porcelaine de la chasse d’eau contre la porte et prit une douche, sans tirer le rideau, se lava longuement jusqu’à ce que la teinture ait disparu. Il fracassa les lunettes, enveloppa les gants, les débris des lunettes et l’écharpe dans une serviette.

Quand il sortit, Alonso était au téléphone, plongé dans sa conversation. Il parlait italien, ou peut-être un dialecte sicilien, Toby n’aurait su dire. Il en avait appris quelques mots au restaurant, mais, là, le débit était trop rapide.

Alonso raccrocha et annonça :

— Tu les as eus. Tu les as tous eus.

— C’est ce que je vous ai dit. Mais d’autres viendront. C’est seulement le début. Les informations, sur l’ordinateur de cet avocat, n’ont pas de prix.

Alonso le dévisagea, stupéfait. Auprès de lui, les bras croisés, son ange gardien contemplait la scène avec tristesse – du moins est-ce en ces termes humains que je pourrais décrire son attitude. L’ange de Toby pleurait.

— Connaissez-vous des gens qui savent utiliser ces ordinateurs ? demanda Toby. Il y avait des portables dans la maison et le bureau. Je ne savais pas comment en extraire les disques durs. Il faut que j’apprenne pour la prochaine fois. Tous ces ordinateurs sont forcément remplis d’informations. Il y a probablement des centaines de numéros de téléphone.

Alonso opina, fasciné.

— Quinze minutes, dit-il.

— Comment, quinze minutes ?

— Le temps qu’ils arrivent, et ils seront ravis de te voir et de t’apprendre tout ce qu’ils savent.

— Vous en êtes sûr ? S’ils n’ont pas voulu vous aider jusqu’ici, pourquoi ne nous tueraient-ils pas simplement tous les deux ?

— Vincenzo, tu es exactement ce qui leur manque en ce moment, exactement ce qu’il leur faut. (Des larmes lui montèrent aux yeux.) Mon garçon, penses-tu que je te trahirais ? Je serai éternellement ton débiteur. Il y a certainement quelque part des copies de ces actes notariés, mais tu as tué ceux qui s’en sont servis.

Ils descendirent. Une limousine noire les attendait. Avant d’y monter, Toby jeta la serviette qui enveloppait lunettes, écharpe et gants dans une poubelle, et l’y enfonça sous le monceau de gobelets et de papiers. L’odeur qui resta sur sa main le dégoûta. Il avait avec lui sa valise et son luth, ainsi que le porte-documents et la sacoche de cuir contenant les ordinateurs et les téléphones.

Il n’aimait pas l’allure de la voiture et répugnait à y monter, bien qu’il en ait vu beaucoup de ce genre sillonner lentement la 5e Avenue, le soir, ou attendre devant le Carnegie Hall et le Metropolitan Opéra. Finalement, il suivit Alonso et prit place face à deux jeunes gens assis sur la banquette en cuir noir. Tous deux étaient très étranges. Ils étaient pâles, blonds, c’étaient probablement des Russes.

Toby eut le souffle coupé, comme lorsque sa mère avait fracassé son luth. Il garda la main sur son revolver dans sa poche. Les deux hommes avaient les leurs bien en vue. Le seul à cacher sa main était Toby. Il se tourna vers Alonso. Vous m’avez trahi.

— Non, non, corrigea le plus âgé des deux hommes.

Alonso souriait comme lorsqu’il écoutait de l’opéra.

L’homme avait l’élocution d’un Américain et non d’un Russe.

— Comment as-tu fait ? demanda le plus jeune. (Lui aussi était américain. Il regarda sa montre.) Il n’est même pas 11 heures.

— J’ai faim, lâcha Toby, la main toujours cramponnée à son revolver dans sa poche. J’ai toujours voulu manger au Russian Tea Room.

Qu’il soit voué à mourir ou non, Toby trouva cette réponse très maligne. Et vraie : s’il devait manger son dernier repas, il voulait que ce soit au Russian Tea Room.

Le plus âgé éclata de rire.

— Eh bien, ne nous tire pas dessus, mon garçon, dit-il en désignant la poche de Toby. Ce serait bête, parce que nous allons te donner plus d’argent que tu n’en as jamais vu de ta vie. Plus que nous n’en avons jamais vu de notre vie. Et, bien sûr, nous allons t’emmener au Russian Tea Room.

Ils arrêtèrent la voiture. Alonso descendit.

— Pourquoi partez-vous ? demanda Toby.

De nouveau, il fut gagné par une peur suffocante et resserra les doigts sur le petit revolver qui déchirait presque sa poche.

Alonso se baissa et l’embrassa. Il lui prit la tête entre ses mains, lui baisa les paupières et les lèvres puis le lâcha.

— Ce n’est pas moi qu’ils veulent. C’est toi. Je t’ai vendu à eux, mais c’est pour ton bien. Tu comprends ? Je ne peux pas faire ce que tu sais faire. Nous ne pouvons pas aller plus loin, toi et moi. Je t’ai vendu à eux pour te protéger. Tu es mon garçon. Tu le seras toujours. Maintenant, pars avec eux. C’est toi qu’ils veulent, pas moi. Continue. J’emmènerai ma mère à Miami.

— Mais vous n’êtes pas obligé de faire ça, maintenant, protesta Toby. Vous pouvez récupérer la maison. Et le restaurant. Je me suis occupé de tout.

Alonso secoua la tête. Toby se sentit idiot.

— Mon garçon, avec ce qu’ils m’ont versé, je suis heureux de partir. Ma mère va voir Miami, et être heureuse. (Il reprit la tête de Toby entre ses mains et l’embrassa.) Tu m’as porté chance. Chaque fois que tu joueras ces vieilles chansons napolitaines, pense à moi.

La voiture s’ébranla.

Ils déjeunèrent au Russian Tea Room, et, pendant que Toby dévorait son poulet à la Kiev, le plus âgé remarqua :

— Tu vois ces hommes, là-bas ? Ce sont des policiers. Et l’homme qui est avec eux est du FBI.

Toby ne regarda pas. Il se contenta d’observer l’homme qui lui parlait. Il avait toujours l’arme à portée de main, même si son poids le gênait. Il savait qu’il pouvait, s’il en avait envie, abattre les deux hommes à sa table, et probablement l’un des autres avant qu’ils l’atteignent. Mais il ne tenait pas à s’y essayer. Un autre moment, plus propice, se présenterait.

— Ils travaillent pour nous, expliqua le plus âgé. Ils nous suivent depuis que nous sommes partis de chez toi. Et ils vont continuer de nous suivre quand nous quitterons la ville. Détends-toi. Nous sommes très bien protégés, je t’assure.

Et c’est ainsi que Toby devint un tueur à gages. C’est ainsi qu’il devint Lucky le Renard.

Cette nuit-là, dans son lit, dans une vaste maison de campagne très loin de la ville, il songea à la fille accroupie qui s’était protégée en levant les mains. Il pensa à ses paroles suppliantes qui n’avaient pas besoin de traduction. A son visage ruisselant de larmes. À la façon dont elle s’était pliée en deux secouant la tête et en tendant les bras. A son cadavre qui gisait, inerte, comme son frère et sa sœur dans la baignoire.

Il se leva, s’habilla, enfila son manteau, le revolver toujours dans sa poche, et descendit au rez-de-chaussée, passant devant les deux hommes qui jouaient aux cartes dans le salon. La pièce ressemblait à une immense caverne, avec, partout, des meubles dorés. Et beaucoup de cuir sombre. Elle lui rappelait les élégants clubs privés des films en noir et blanc. Il s’attendait à voir des gentlemen lever la tête depuis leurs fauteuils à oreillettes. Mais il n’y avait que les deux hommes en train de jouer aux cartes sous une lampe, même si un feu qui brûlait dans la cheminée brillait joyeusement dans l’obscurité.

— Tu veux quelque chose ? Un verre, peut-être ? proposa l’un d’eux en se levant.

— J’ai envie de faire un tour, répondit Toby.

Personne ne l’arrêta.

Il sortit et fit le tour de la maison. Il remarqua les rares feuilles des arbres les plus proches éclairées par les réverbères, les autres arbres dont les branches nues luisaient de glace. Il contempla les hauts toits en pente raide recouverts d’ardoise. Les losanges des fenêtres qui étincelaient. Une maison du Nord, construite pour résister à la neige, aux longs hivers, une maison comme il n’en avait jamais vu qu’en photo, peut-être.

Il écouta le bruit de l’herbe gelée crisser sous ses pas et arriva à une fontaine qui coulait encore malgré le froid ; il regarda l’eau jaillir puis retomber en une gerbe aérienne et blanche dans le bassin qui bouillonnait sous la faible clarté.

La lumière provenait de la lanterne de la porte cochère. La limousine était garée là, luisante, sous la lanterne. La lumière provenait aussi des lampes placées de part et d’autre des nombreuses portes de la maison. Des petites lampes qui bordaient les allées semées de gravier. L’air sentait l’aiguille de pin et le feu de bois. Il y avait là une fraîcheur propre qu’il n’avait pas connue dans la ville, une beauté intentionnelle.

Cela lui rappela un été où il était allé en vacances dans une maison sur l’autre rive du lac Pontchartrain avec deux garçons d’une riche famille du lycée jésuite, des jumeaux très gentils qui l’aimaient bien. Ils appréciaient les échecs et la musique classique. Ils étaient de bons acteurs dans les pièces montées au lycée, toute la ville venait y assister. Toby aurait adoré être ami avec eux, mais il devait garder le secret sur sa vie. C’est ainsi qu’ils ne devinrent jamais vraiment amis. Et, durant la dernière année, ils ne se parlaient presque plus.

Mais il n’avait jamais oublié leur magnifique maison près de Mandeville, la beauté du mobilier, l’anglais parfait que parlait leur mère et les disques de luth que leur père l’avait laissé écouter dans une pièce tapissée de livres. Cette maison de campagne ressemblait beaucoup à celle de Mandeville.

Je l’observais. Je contemplais son visage et ses yeux, et voyais ces images dans sa mémoire et son cœur.

Les anges ne comprennent pas vraiment le cœur des hommes. C’est vrai. Nous pleurons au spectacle du péché, à la vue des souffrances. Mais nous n’avons point de cœur humain. Pourtant, les théologiens qui notent de telles observations ne prennent pas en compte notre intelligence. Nous pouvons relier entre eux un nombre infini de gestes, d’expressions, le changement de rythme de la respiration, et tirer de tout cela des conclusions extrêmement émouvantes. Nous pouvons connaître le chagrin.

C’est ainsi que je me formai mon idée de Toby, et j’entendis la musique qu’il avait écoutée autrefois dans la maison de Mandeville, un vieil enregistrement d’un luthiste juif jouant des thèmes de Paganini. Et je vis Toby rester sous les sapins jusqu’à être presque gelé.

Il retourna lentement vers la maison. Il ne pouvait dormir. Cette nuit ne signifiait rien pour lui.

Puis quelque chose d’étrange et d’inattendu survint alors qu’il approchait des murs couverts de lierre. De l’intérieur de la maison, il entendit s’élever une musique subtile. Une fenêtre était sans doute ouverte dans le froid de la nuit pour qu’il puisse entendre ainsi une telle tendresse et une si délicate beauté. Il reconnut un basson ou une clarinette. Il n’en était pas certain. Une haute fenêtre en vitraux était ouverte, d’où provenait la musique : une longue note qui s’enflait, suivie d’une mélodie hésitante.

Il s’approcha.

C’était comme un air qui s’éveillait, puis la mélodie de l’instrument solitaire fut rejointe par d’autres instruments, si brutaux que l’on aurait cru un orchestre qui s’accorde tout en étant maintenu par une discipline de fer. La musique se réduisit alors de nouveau à des instruments à vent, mais, bientôt, une énergie pressante l’anima, l’orchestre s’enfla et les vents s’élevèrent, de plus en plus perçants.

Il resta planté devant la fenêtre.

La musique fut soudain saisie de démence. Des violons plaquèrent des accords et les percussions résonnèrent telle une locomotive traversant la nuit. Il faillit se boucher les oreilles tant c’était violent. Les instruments hurlaient. Ils gémissaient. C’était une folie de trompettes en pleurs dans un étourdissant tourbillon de cordes et de percussions.

Il était incapable de discerner ce qu’il entendait. Enfin, le tintamarre cessa. Une mélodie plus douce reprit le dessus, empreinte de paix, une musique qui exprimait la solitude et un éveil.

Il se tenait tout près de la fenêtre, la tête inclinée, les doigts sur les tempes, comme pour retenir quiconque aurait voulu s’interposer entre cette musique et lui.

De douces mélodies se mêlaient, mais une sombre urgence puisait au-dessous. De nouveau, la musique enfla. Les cuivres s’élevèrent, dessinant une forme effrayante.

Soudain, toute la composition sembla remplie de menace, figurant le prélude et l’expression de la vie qu’il avait menée. Il ne savait plus ce qu’il entendait. Il était impossible de se fier aux brusques plongées dans la tendresse et la quiétude, car la violence surgissait dans les gémissements suraigus des violons et le roulement des tambours. Et cela continua, tantôt glissant dans le quasi-silence ou la mélodie, tantôt explosant dans une violence si féroce et si sombre qu’elle le paralysait.

Puis une très étrange transformation eut lieu. La musique cessa d’être une agression. Elle devint l’orchestration maîtresse de sa propre vie, de ses souffrances, de sa culpabilité et de sa terreur.

C’était comme si on avait jeté un filet immense sur ce qu’il était devenu, sur toutes les choses qu’il tenait comme sacrées et qu’il avait anéanties.

Il posa son front sur la vitre glacée.

Cette cacophonie organisée devenait insupportable, et au moment où il pensait ne plus pouvoir l’endurer, où il faillit se boucher les oreilles, tout s’arrêta. Il ouvrit les yeux. Dans une chambre sombre qu’éclairait seulement un feu, un homme assis dans un fauteuil en cuir le regardait. Les flammes brillaient sur la monture métallique de ses lunettes, sur ses cheveux blancs et courts, et sur ses lèvres qui souriaient.

D’une main nonchalante, il fit signe à Toby de faire le tour de la maison et de le rejoindre.

A la porte, celui qui montait la garde lui dit :

— Le patron veut te voir maintenant, mon garçon.

Toby traversa une suite de pièces au mobilier tout de dorures et de velours. Les lourdes tentures étaient retenues par des cordelettes de passementerie dorée. Deux feux étaient allumés, l’un dans ce qui devait être une vaste bibliothèque, et l’autre dans une pièce aux murs de verre peints en blanc et contenant une petite piscine fumante remplie d’une eau bleu glacier.

Dans la bibliothèque – ce ne pouvait être rien d’autre, car elle était tapissée de livres du mur au plafond –, le « patron » était assis, tel que l’avait vu Toby par la fenêtre, dans un fauteuil à haut dossier en cuir couleur sang de bœuf.

Tout était raffiné dans cette pièce. Le bureau noir était finement sculpté. À gauche de l’homme se trouvait une armoire de livres dont les portes étaient ornées de personnages sculptés qui intriguèrent Toby. Tout, ici, avait l’air de dater de la Renaissance allemande. Le tapis avait été tissé pour cette pièce ; c’était une immense mer de fleurs sombres gansée d’or le long des murs aux larges plinthes cirées. Toby n’avait jamais vu de tapis tissé particulièrement pour une pièce, découpé autour des demi-colonnes qui encadraient les doubles portes et des alcôves devant les fenêtres.

— Assieds-toi et parlons, mon garçon, prononça l’homme.

Toby prit place dans le fauteuil en face de lui. Mais il ne dit rien. Aucun mot ne parvenait à franchir ses lèvres. La musique résonnait encore dans ses oreilles.

— Je vais t’expliquer précisément ce que je veux que tu fasses, dit l’homme.

Et il le lui exposa. C’était compliqué, certes, mais possible, et tentant par l’élégance de l’acte.

— Les armes à feu ? Elles sont grossières, dit l’homme. Ceci est plus simple, mais tu ne disposes que d’une chance, soupira-t-il. Tu enfonces l’aiguille dans la nuque ou la main et tu poursuis ta route. Tu sais comment t’y prendre, comment continuer à marcher, les yeux droit devant comme si tu n’avais même pas frôlé cette personne. Ces gens, en train de manger, de boire, ne sont pas sur leurs gardes. Ils pensent que leurs hommes, dehors, guettent les tireurs qu’ils doivent redouter. Tu hésites ? Dans ce cas, l’occasion s’envole, et, s’ils te prennent avec cette aiguille…

— Ils ne le feront pas. Je n’ai pas l’air dangereux.

— C’est vrai ! reconnut l’homme, qui écarta les bras dans un geste de surprise. Tu es un joli garçon. Je ne reconnais pas ton accent. Boston ? New York ? D’où viens-tu ?

Cela n’étonna pas Toby. La plupart des gens d’origine irlandaise ou allemande qui habitaient à La Nouvelle-Orléans avaient des accents que personne ne parvenait à identifier. Et, comme Toby affectait l’accent des beaux quartiers, cela devait être encore plus troublant.

— Tu as l’air anglais, allemand, suisse, américain, supposa l’homme. Tu es grand. Et tu es jeune, avec un regard glacial comme je n’en ai jamais vu.

— Vous voulez dire que je vous ressemble ?

L’homme fut de nouveau surpris, mais il sourit.

— Sans doute. Mais j’ai soixante-sept ans et tu n’en as pas même vingt et un. (Toby hocha la tête.) Et si tu lâchais cette arme et qu’on parlait ?

— Je peux faire tout ce que vous demandez.

— Tu as bien compris ? Une seule chance ! Si tu le fais correctement, il ne remarquera rien. Il lui faudra vingt minutes pour mourir. Entre-temps, tu seras déjà sorti du restaurant, tu continueras à marcher et nous te prendrons en voiture.

Toby était tout excité, mais il n’en laissa rien voir. La musique, dans sa tête, continuait. Il entendit les premiers accents des cordes et des percussions.

Je savais qu’il était tout excité en le regardant. Je le voyais à sa respiration et à la chaleur dans ses yeux, que l’homme ne remarquait peut-être pas. Pendant un moment, Toby eut l’air de Toby : innocent, plein de projets.

— Qu’est-ce que tu désires pour tout ça, en dehors de l’argent ? interrogea l’homme.

Cette fois, Toby fut surpris. Et son expression changea du tout au tout. L’homme remarqua le rouge qui lui montait aux joues et l’éclat de son regard.

— Beaucoup de travail, répondit Toby. Plein. Et le plus beau luth que vous puissiez acheter.

L’homme le dévisagea.

— Comment en es-tu arrivé là ? lui demanda-t-il avec ce même geste étonné des mains. Comment as-tu réussi à faire ce que tu as fait ?

Je connaissais la réponse. Je connaissais toutes les réponses. Je connaissais l’exaltation qu’éprouvait Toby. Je savais combien il se méfiait de cet homme et combien il aimait le défi qui lui était lancé – assassiner et essayer de rester en vie. Après tout, qu’est-ce qui empêchait cet homme de le tuer une fois qu’il aurait accompli sa mission ?

Une pensée traversa l’esprit de Toby. Ce n’était pas la première fois qu’il se surprenait à regretter de ne pas être mort. Alors qu’est-ce que cela pouvait bien faire si cet homme le tuait ? Il ne serait pas cruel. Ce serait fait rapidement et c’en serait terminé de la vie de Toby O’Dare. Il essaya d’imaginer, comme tant d’êtres humains, ce que cela signifie d’être anéanti. Le désespoir s’empara de lui comme si c’était l’accord le plus grave qu’il eût pu jouer sur son luth, et son écho résonnait sans fin.

L’excitation brutale qu’apportait la mission était le seul contrepoids, et l’accord qui puisait si violemment à ses oreilles lui donna ce qui passe pour du courage.

Cet homme semblait bon. Mais, en vérité, Toby ne faisait confiance à personne. Cependant, cela valait la peine d’essayer. L’homme était bien élevé, sûr de lui, raffiné et, à sa façon, très séduisant. Son calme était séduisant. Alonso n’était jamais calme ; Toby faisait semblant de l’être. Mais il ne savait pas vraiment ce qu’était le calme.

— Si vous ne me trahissez pas, promit Toby, je ferai n’importe quoi pour vous, absolument n’importe quoi. Des choses dont les autres sont incapables. (Il pensa à la fille sanglotante qui le suppliait, il la revit tendre les bras, tenter de le repousser.) Je vous assure, n’importe quoi. Mais il viendra forcément un moment où vous ne voudrez plus de moi.

— Pas du tout. Tu vivras plus longtemps que moi. Il est impératif que tu me fasses confiance. Sais-tu ce que signifie « impératif » ?

— Absolument. Et pour le moment, comme je ne pense pas avoir le choix, oui, je vous fais confiance.

— Tu pourrais aller à New York, exécuter ta mission et poursuivre ton chemin.

— Et comment serais-je payé ?

— Tu pourrais prendre la moitié d’avance et disparaître.

— Est-ce ce que vous voulez que je fasse ?

— Non.

Il restait pensif.

— Je pourrais t’aimer, dit-il à mi-voix. Je suis sincère. Oh, ce n’est pas, tu le sais, que je veuilles que tu sois ma pute. Rien de tel. Bien qu’à mon âge peu importe qu’il s’agisse d’une fille ou d’un garçon. Non, du moment que c’est jeune, parfumé, tendre et beau. Parce qu’il y a quelque chose de beau en toi, dans ton allure, ta manière de parler et de te mouvoir dans une pièce.

Exactement ! C’est ce que je pensais. Et je comprenais, à présent, ce qu’on dit que les anges ne peuvent comprendre, je comprenais leurs cœurs à tous les deux.

Je pensais au père de Toby qui l’appelait « jolie frimousse » et se moquait de lui. Je pensais à la peur et à l’incapacité d’aimer. Je pensais à la façon qu’a la beauté de survivre sur Terre malgré les épines et les infortunes qui tentent constamment de l’étouffer. Mais mes pensées ne sont que le fond, ici c’est la surface qui compte.

— Je veux que ces Russes soient repoussés, expliqua l’homme. (Il se détourna, l’index sous la lèvre.) Je n’avais pas prévu ces Russes. Personne ne les imaginait. Je veux dire que je n’aurais jamais pensé qu’ils puissent opérer à tant de niveaux différents. Tu n’imagines pas ce qu’ils font, leurs escroqueries, leurs rackets. Ils utilisent le système de toutes les manières possibles. C’est ce qu’ils ont fait en Union soviétique. C’est ainsi qu’ils vivaient. Ils n’ont aucune notion du bien et du mal. Et ces jeunes mal dégrossis arrivent, des arrière-petits-cousins de je ne sais qui, ils exigent la maison et le restaurant d’Alonso. (Il eut un claquement de langue dégoûté.) Imbéciles. (Il soupira. Regarda le portable ouvert sur une petite table à sa droite. Toby ne l’avait pas remarqué jusque-là : c’était celui qu’il avait pris chez l’avocat.) Si tu continues de les repousser pour moi, sans cesse, à chaque fois, je t’aimerai encore plus que je ne t’aime maintenant. Je ne te trahirai jamais. Dans quelques jours, tu comprendras que je ne trahis personne, et c’est pour ça que je suis… eh bien, ce que je suis.

— Je crois que je le comprends déjà, opina Toby. Et pour le luth ?

— Je connais des gens, oui, bien sûr. Je verrai ce qui se trouve sur le marché. Je te l’obtiendrai. Mais ce ne pourra pas être le plus beau. Le plus beau des luths serait trop ostentatoire. Il ferait jaser. Laisserait des traces.

— Je connais le sens du mot.

— Les plus beaux luths sont prêtés aux jeunes solistes, on ne les leur donne jamais vraiment, je crois. Il n’y en a que quelques-uns dans le monde entier.

— Je comprends. Je ne suis pas doué à ce point-là. Je veux juste jouer sur un bon instrument.

— Je te donnerai le plus beau qui puisse s’acheter sans ennui. Tu n’as qu’une autre chose à me promettre.

— Bien sûr, lui assura Toby le sourire aux lèvres. Je jouerai pour vous. Chaque fois que vous le souhaiterez.

L’homme éclata de rire.

— Dis-moi d’où tu viens, demanda-t-il de nouveau. Vraiment. Je veux le savoir. Je peux deviner comme ça, lança-il en claquant des doigts, rien qu’à la manière de parler, même quand les gens se sont beaucoup entraînés à masquer leur accent. Mais je n’y arrive pas, avec toi. Dis-le-moi.

— Jamais je ne vous le dirai.

— Pas même si je te révèle que maintenant tu travailles pour les gentils, mon garçon ?

— Peu importe. Vous pouvez vous dire que je viens de nulle part. Que je suis quelqu’un qui a surgi au bon moment.

Je fus étonné. C’était exactement ce que je pensais. Quelqu’un qui a surgi au bon moment.

— Et une dernière chose, ajouta Toby.

— Demande, dit l’homme en souriant.

— Le nom du morceau de musique que vous écoutiez. Je veux l’acheter.

— C’est assez facile, repartit l’homme en riant. Le Sacre du printemps, d’Igor Stravinski.

L’homme le regardait, rayonnant, comme s’il avait découvert un être d’un courage sans prix. Et moi aussi.

À midi, Toby, profondément endormi, rêvait de sa mère. Il rêvait qu’elle et lui se promenaient dans une grande et magnifique maison aux plafonds à caissons. Et qu’il lui disait que tout allait être grandiose, que sa petite sœur irait chez les sœurs du Sacré-Cœur et Jacob au lycée jésuite.

Seulement, quelque chose clochait dans cette magnifique maison. Elle devenait un labyrinthe impossible à se représenter comme une belle demeure. Les murs s’élevaient comme des falaises, les planchers s’inclinaient. Il y avait une immense horloge de parquet noire, dans le salon, devant laquelle se dressait la silhouette du pape comme pendu à un gibet.

Toby se réveilla, seul, et, l’espace d’un instant, effrayé et ne sachant plus où il était. Puis il se mit à pleurer. Il essaya de se retenir, en vain. Il se retourna et enfouit son visage dans l’oreiller. Il revit la fille. Il la revit gisant, morte, avec sa petite jupe de soie et ses talons ridiculement hauts, telle une enfant déguisée. Des rubans étaient noués dans ses longs cheveux blonds.

L’ange gardien de Toby posa la main sur sa tête. Il lui fit voir quelque chose. Il lui fit voir la fille se relever, conservant la forme de son corps par habitude et parce qu’elle ignorait qu’il ne connaissait plus de telles limitations. Toby ouvrit les yeux. Puis ses sanglots redoublèrent, l’accord profond et désespéré retentit dans sa tête, plus violent que jamais. Il se recoucha et pleura jusqu’à ce qu’il s’endorme, comme cela arrive aux enfants. Il murmurait aussi une prière à travers ses larmes.

— Ange de Dieu, gardien de mon corps et de mon âme, fais que les gentils me tuent vite.

Son ange gardien, entendant le désespoir de sa prière, entendant le chagrin et l’immense accablement, s’était retourné et se cachait le visage dans les mains.

Mais pas moi. Pas Malchiah.

C’est lui, pensai-je.

Retour vers le présent, dix ans plus tard, au moment où j’ai commencé : il s’appelle Toby O’Dare, pour moi, et non Lucky le Renard. Et je viens pour lui.